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« So all my best is dressing old words new1 »: l’art de Shakespeare dans les Sonnets

Mireille Ravassat
p. 107-121

Résumés

Plus discrète que les images d’inspiration végétale, financière ou judiciaire, par exemple, la métaphore du costume, assortie de son corollaire thématique, l’attrait fallacieux des cosmétiques comme déguisement, constitue une trame essentielle pour la compréhension des Sonnets de Shakespeare, notamment le thème de la réalité opposée aux apparences. Le présent développement s’attache à explorer les niveaux de lecture suivants : l’estime de soi dans une perspective individuelle et collective ; la vision du jeune dédicataire, à l’instar de la forme sonnet elle-même, comme palimpseste paradoxal au confluent de la création et de la réécriture ; l’élaboration d’un nouveau système stylistique puisant aux sources mêmes de la tradition, comme le démontre le sonnet 76, véritable manifeste poétique de Shakespeare, où l’auteur définit la mission qu’il s’assigne. De « vers nombreux et neufs » (sonnet 17, vers 6) en vers qui « ont perdu toute grâce » (sonnet 79, vers 3), Shakespeare laisse l’authenticité de sa voix personnelle affleurer sous les habits de la fiction et du style.

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Texte intégral

  • 1  Sonnet 76, vers 11. Édition utilisée : éd. Katherine Duncan-Jones, Londres, The Arden Shakespeare, (...)

1Bien moins présente dans les Sonnets de Shakespeare que les comparaisons végétales, juridiques ou financières par exemple, la métaphore du costume et ses déclinaisons symboliques, de l’habit d’apparat aux haillons, est telle cette tenue dérobée au regard, au sonnet 52, pour laquelle seules des occasions exceptionnelles nécessitent le « déploiement » de sa « splendeur captive » (vers 12) :

So is the time that keeps you as my chest,
Or as the wardrobe which the robe doth hide, (9-10)

2Ainsi le manque se mue-t-il en plénitude.

3Plutôt rare, et donc non galvaudée, néanmoins topos élisabéthain par excellence, la métaphore du costume offre une piste essentielle à la compréhension de cette œuvre protéiforme et mystérieuse.

  • 2  Robert Ellrodt, in William Shakespeare Œuvres Complètes, édition bilingue, Poésies, « Sonnets », P (...)

4La présente étude s’attache, dans un premier temps, à démontrer comment le trope du vêtement fournit la texture de débats philosophiques et éthiques et, dans un deuxième temps, comment ce même trope fait se révéler le jeune dédicataire, à l’instar de la forme sonnet elle-même, comme palimpseste de l’écriture de tous les temps et ouvre, dans une dialectique de l’ancien et du contemporain, des perspectives toujours renouvelées dans le domaine de la création littéraire. La traduction française des fragments de Sonnets étudiés est celle de Robert Ellrodt2.

***

5Dans le sonnet 98, le poète s’attarde sur le thème de l’absence, de la séparation amoureuse, qui l’a tenu loin de l’ami. Les charmes printaniers ne sont que le pâle reflet de l’aimé absent. Il ne reste plus aux yeux du poète qu’une allégorie impalpable d’avril paré comme un beau jeune homme :

From you have I been absent in the spring,
When proud pied April, dressed in all his trim,
Hath put a spirit of youth in everything, (1-3)

6Avril, malgré ses atours chamarrés, laisse le poète désespérément seul à ses tristes pensées.

7Le topos du cycle des saisons, terrain métaphorique d’élection pour les poètes, est déjà présent au sonnet 18. Ce poème sur la finalité de l’art prend comme point de départ une comparaison apparemment fantaisiste et légère : « Shall I compare thee to a summer’s day ? » pour aboutir à une réflexion sur l’éternité que procure l’écriture, une éternité au demeurant paradoxalement transitoire, enserrée dans une pérennité humaine. Dans ce sonnet construit sur une série de contrastes, le poète examine l’aspect éphémère des choses terrestres, le tout s’enchaînant à un rythme implacable. Ainsi va le cours des choses, de l’éclat au ternissement, de l’apparat au dépouillement :

Sometime too hot the eye of heaven shines,
And often is his gold complexion dimmed;
And every fair from fair sometime declines,
By chance, or nature’s changing course, untrimmed: (5-8)

8« Ton amour m’est plus cher qu’une haute naissance, / Plus précieux que richesse ou somptueux habits » (« prouder than garments’ cost »), clame le poète au sonnet 91, vers 10, soulignant ainsi l’intensité d’un sentiment qui transcende la splendeur allégorique et printanière du sonnet 98, tout comme la notion d’anéantissement programmé de toute entreprise humaine, matière du sonnet 18. L’amour que le poète porte au jeune dédicataire se joue de l’inanité des dernières modes vestimentaires clinquantes, arborées avec orgueil par certains :

Some glory in their birth, some in their skill,
Some in their wealth, some in their bodies’ force,
Some in their garments, though new-fangled ill, (1-3)

9Dans cette épître morale et satirique, où le poète épingle le catalogue des humeurs et des vanités, notamment les « habits (neufs mais de mauvais goût) » (vers 3) et se place au dessus de la mêlée, clamant haut et fort son amour, l’argumentation choisie fait songer à celle du choix platonicien du spirituel sur la matérialité. Or, les sonnets 129 et 147 sont là pour nous le rappeler, le poète ne sacrifie jamais la dimension incarnée et érotique de son attachement amoureux à la spiritualité, mais n’endosse-t-il pas à son tour une livrée tout aussi empreinte de vanité ? D’une façon typique et récurrente, le discours sur essence et apparence se trouve alors sapé à la base. La réalité du sentiment affleure sous l’habit du débat éthique.

10Dans le sonnet 66, en revanche, le ton de l’épître morale ne se dément pas :

Tired with all these for restful death I cry:
As to behold desert a beggar born,
And needy nothing trimmed in jollity, (1-3)

  • 3  The Sonnets, éd. Stephen Orgel, The Pelican Shakespeare, Penguin Books, 2001.

11L’auteur se livre également à un catalogue raisonné ; cette fois-ci, dans un développement qui rappelle fortement les arguments d’Hamlet en faveur du suicide, il dresse la liste des fléaux de la société qui lui feraient volontiers choisir un monde meilleur. Mais alors que le Prince du Danemark redoute de s’embarquer pour le territoire dont nul voyageur ne revient, le poète du sonnet 66 renonce à quitter le monde des vivants car cela signifierait se séparer inéluctablement de l’aimé. Parmi les fléaux incriminés, le poète dénonce, au vers 3, « needy nothing trimmed in jollity » glosé par Stephen Orgel comme « a worthless nobody adorned with finery3 ». Le poète stigmatise « [l’]indigne nullité pompeusement parée », les apparences fallacieuses qui donnent du crédit à des non-entités.

12La rhétorique de l’apparat trouve son contrepoint naturel dans l’idée du dépouillement déjà mentionnée à propos du sonnet 18. Mais, c’est dans les sonnets 2 et 26 que cette dialectique s’exerce pleinement. Dans le sonnet 2 de la série de poèmes où Shakespeare nous livre sa réécriture sécularisée de l’injonction biblique à la procréation, il insiste également sur les ravages perpétrés par le passage du Temps qui n’épargneront pas l’ami :

When forty winters shall besiege thy brow,
And dig deep trenches in thy beauty’s field,
Thy youth’s proud livery, so gazed on now,
Will be a tattered weed of small worth held: (1-4)

  • 4  The Sonnets and A Lover’s Complaint, éd. John Kerrigan, Penguin Books, 1986.
  • 5  Shakespeare’s Sonnets, éd. Stephen Booth, New Haven et Londres, Yale University Press, 2000 (1977)

13Le sonnet 2 explore la notion d’estime de soi dans une perspective individuelle et collective. Seul le fait d’engendrer peut permettre au jeune dédicataire d’échapper au regard désapprobateur de la société. Le poème se déploie selon un schéma métaphorique des plus élaborés mêlant images végétales, vestimentaires et financières. Les ravages du Temps transformeront en « haillon » « sans valeur » « le fier habit de […] jeunesse » de l’ami, jadis « tant admiré ». Enfin, ainsi que le soulignent John Kerrigan4 et Stephen Booth5, Shakespeare relie les acceptions botanique et vestimentaire du vocable « weed » par le biais d’un jeu de mots. On retrouve d’ailleurs le même cas de polysémie au vers 12 du sonnet 94 : « The basest weed outbraves his dignity ».

14Dans le pendant du sonnet 2, le sonnet 26, premier véritable discours épistolaire, le poète revêt le masque du vassal soumis aux désirs de son suzerain et présente son amour sous les traits d’un vagabond en guenilles que l’intervention de sa bonne étoile vient vêtir d’habits neufs :

Till whatsoever star that guides my moving
Points on me graciously with fair aspect,
And puts apparel on my tattered loving, (9-11)

15Ce poème, comme bien d’autres, recycle des topoï littéraires, d’abord celui de l’amour courtois avec l’image du vassal, et aussi celui, contemporain de Shakespeare, selon lequel les « mots sont les habits de l’esprit ». En d’autres termes, le poète-narrateur n’a pas assez de talent (cf. « wit » au vers 4) pour lui-même revêtir son amour d’une livrée splendide qui le rendrait digne de son seigneur et maître. Mais, ainsi que le souligne Helen Vendler, le lien qui unit les sonnets 2 et 26 signale un retournement ironique :

  • 6  Helen Vendler, The Art of Shakespeare’s Sonnets, Cambridge (Mass.), the Belknap Press of Harvard U (...)

the speaker who predicted that the beloved’s youth would become “a tottered weed of small worth held” (sonnet 2) has now, in the abjectness of love, become unworthy of respect himself because of his “tottered loving”, looking to a better fortune to enable him to raise his head6.

16Le sonnet 67, pour sa part, poursuit l’exploration de la notion d’estime de soi dans le regard de la société :

Ah, wherefore with infection should he live,
And with his presence grace impiety,
That sin by him advantage should achieve,
And
lace itself with his society?
Why should false painting imitate his cheek,
And steal dead seeming of his living hue?
Why should poor beauty indirectly seek
Roses of shadow, since his rose is true?
(1-8)

17Ici le poète présente le jeune homme comme une relique vivante d’un âge d’or bien révolu. Ce dernier incarne à lui seul ce que furent jadis la beauté et la vérité. Le poète commence par blâmer l’ami pour ses fréquentations peu recommandables mais ne tarde pas à stigmatiser les piètres attraits artificiels de ses comparses qui, par des « roses d’apparence » (vers 8), singent la beauté naturelle du jeune dédicataire. Au contact de ses mauvaises fréquentations, le jeune homme corrompt sa vertu naturelle et, dans un mouvement de chiasme, ces gens de mauvaise vie « de sa compagnie [se font] un ornement » (vers 4), parant de dentelles leur dépravation.

18Le sonnet 68 poursuit l’argument du sonnet précédent :

Thus is his cheek the map of days outworn,
When beauty lived and died as flowers do now,
Before these bastard signs of fair were borne,
Or durst inhabit on a living brow;
Before the golden tresses of the dead,
The right of sepulchres, were shorn away,
To live a second life on second head;
Ere beauty’s dead fleece made another gay:
In him those holy antique hours are seen,
Without all ornament, itself and true,
Making no summer of another’s green,
Robbing no old to dress his beauty new;
And him as for a map doth nature store
To show false art what beauty was of yore.

19La beauté naturelle du jeune homme transcende la beauté factice que procurent les cosmétiques, corollaire du déguisement vestimentaire. Le sonnet 68, tout comme le 67, apparente le jeune dédicataire à une incarnation vivante de l’âge d’or. L’octave du poème débute avec deux vers qui célèbrent l’épanouissement de la beauté naturelle à l’âge d’or par analogie au flétrissement des fleurs, donc au cycle naturel du royaume végétal (vers 1 et 2). Du vers 3 au vers 8, le poète dénigre les errements de son époque, en particulier les « agréments bâtards » que constituent les cosmétiques, et la mode absurde qui veut que l’on dépouille les tombeaux pour s’emparer de la chevelure des morts et confectionner des perruques « [q]ui de la toison morte emprunte[nt] la beauté » (vers 8). Le poète se veut ici le satiriste sans complaisance de la dégradation des mœurs, « a satire to decay », comme il dit de lui-même au sonnet 100, vers 11. Quant au jeune ami, il demeure « l’emblème », pour reprendre le terme de Robert Ellrodt (cf. vers 1 et 13) de la beauté authentique qui n’a nul besoin d’emprunt afin d’habiller ses attraits de neuf : « Robbing no old to dress his beauty new » (vers 12).

20Le sonnet 110 est le premier d’une série où le poète s’accuse de traîtrise. Il avoue avoir été infidèle au bien-aimé mais cet éloignement lui a donné un regain de jeunesse et a paré l’objet de ses attentions de traits plus divins encore. Ici le poète endosse le déguisement bigarré d’Arlequin:

Alas, ’tis true, I have gone here and there,
And made myself
a motley to the view,
Gored mine own thoughts, sold cheap what is most dear,
Made old offences of affections new.
(1-4)

21« Motley » désigne l’habit que portait le bouffon et, par transfert métonymique, le bouffon lui-même. Selon toute probabilité Shakespeare fait allusion à son propre métier d’acteur mais avant tout, métaphoriquement parlant, sa persona fictionnelle fait référence à son inconstance et au ridicule auquel il s’est exposé aux yeux de la communauté. Le terme « gored », quant à lui, est polysémique. Il s’agit ici d’un godet, autrement dit pièce triangulaire dans un vêtement. L’idée est que le poète a formulé des lambeaux de pensées dans un discours déstructuré.

22Le sonnet 22 quant à lui reprend le topos pétrarquiste de l’échange des cœurs. Le poète et le jeune homme ont ainsi scellé un pacte d’amour indissoluble :

For all that beauty that doth cover thee
Is but the seemly raiment of my heart,
Which in thy breast doth live, as thine in me; (5-7)

23Sir Philip Sidney, dans son Arcadia livre iii, avait déjà exploité ce lieu commun poétique – « My true love hath my hart and I have his, / By just exchange, one for another giv’ne » – mais la force de Shakespeare est de revivifier une expression consacrée. Par une touche de maniérisme visionnaire le poète présente son cœur littéralement emprisonné dans la poitrine de son bien-aimé, habillé de la chair de ce dernier comme d’un vêtement au tissu tout à la fois approprié et séduisant, « seemly raiment ». Tout l’attrait de ces vers provient du fait que la métonymie consacrée du cœur pour le sentiment amoureux se trouve prise littéralement.

24Le sonnet 146 se démarque de tous les autres au sens où c’est le seul poème vraiment religieux du recueil. Il ne s’adresse pas à un destinataire humain. Il s’agit d’un dialogue entre l’âme et le corps, tradition spirituelle héritée du Moyen Âge, reprise par Sidney dans son Astrophel and Stella (1591) et par Bartholomew Griffin dans son Fidessa, poème mineur de 1596. Quelques années plus tard, John Donne revient sur cette idée de conflit entre la chair et l’âme dans le célèbre sonnet x (« Death be not proud ») des Holy Sonnets, publiés en 1633 mais composés avant 1615. Grande différence avec le sonnet 146 de Shakespeare, cependant, le ton de Donne est bien plus ouvertement chrétien.

25Avec l’accent mis sur la spiritualité, on perçoit ici chez Shakespeare une veine d’homélie. La métaphore vestimentaire du sonnet 146 se déploie du vers 1 à 4 :

Poor soul, the centre of my sinful earth,
Feeding these rebel powers that thee array,
Why dost thou pine within and suffer dearth,
Painting thy outward walls so costly gay?

26L’idée centrale développée est celle selon laquelle l’âme est richement revêtue (« array », vers 2) des parois de la chair (« outward walls », vers 4) dont l’apparence luxueuse (« so costly gay », vers 4), ne contribue qu’à engluer l’esprit dans la dimension terrestre et mortelle.

***

27Les sonnets 53 et 68 présentent le jeune dédicataire comme un palimpseste vivant. Mais alors que le sonnet 68 limite le catalogue de ses attraits à une liste des vertus révolues de l’âge d’or, le jeune homme dans le sonnet 53 se révèle archétype de toutes les formes séculaires de beauté :

What is your substance, whereof are you made,
That millions of strange shadows on you tend?
Since every one hath every one one shade,
And you, but one, can every shadow lend; (1-4)

28Le jeune homme est seul détenteur de la vraie beauté, supérieure au sens néoplatonicien du terme (cf. l’opposition « substance » / « shadows » des vers 1 et 2). Les autres formes de beauté ne sont que pâles reflets. Dans ce poème ouvertement hyperbolique, le jeune dédicataire captive le regard par ses millions d’ombres séduisantes qui attirent à leur tour des millions d’admirateurs subjugués. Le bien-aimé a, en outre, une beauté androgyne qui l’apparente tant à Hélène de Troie qu’à Adonis, ce qui contribue à redoubler encore le nombre de ses admirateurs, vers 5 à 8 :

Describe Adonis, and the counterfeit
Is poorly imitated after you;
On Helen’s cheek all art of beauty set
And you in Grecian tires are painted new;

  • 7  As You Like It, iii.ii.136-7, éd. Agnes Latham, The Arden Shakespeare, 1986 (1975).

29Le jeune homme fédère la pluralité dans l’unicité. Lorsqu’il fait référence à Adonis, Shakespeare a probablement en tête le héros éponyme aux joues vermeilles de son long poème narratif. Les vers 5 et 6 sont ambigus et signifient que quiconque s’essaiera à la représentation d’Adonis obtiendra un résultat approchant, mais sera loin d’atteindre la beauté du jeune dédicataire. Ces vers peuvent aussi vouloir dire que la propre représentation d’Adonis par le poète ne parviendra qu’à une pâle approximation de l’être aimé. Quant à Hélène de Troie, ses traits inimitables et vantés de toute éternité ne sont qu’une somme d’ornements artificiels alors que le jeune homme paré à la grecque offre une vision transcendée de la beauté, concentré d’attraits masculins et féminins – il est bien le « maître-maîtresse », « maîtresse » au sens de « femme aimée et courtisée », mais non « possédée », comme le souligne Robert Ellrodt, à propos de sa traduction du vers 2 du sonnet 20. On observera pour finir que, dans As You Like It, pièce clé pour le thème du déguisement et du travestissement, Shakespeare offre une version satirique de son sonnet 53 en faisant expliquer par Orlando comment Rosalind est venue à incarner « The quintessence of every sprite / Heaven would in little show7 », désignant par là toute la gamme des beautés inférieures :

Therefore Heaven Nature charg’d
That one body should be fill’d
With all graces wide-enlarg’d.
Nature presently distill’d
Helen’s cheek, but not her heart,
Cleopatra’s majesty,
Atalanta’s better part,
Sad Lucretia’s modesty.
Thus Rosalind of many parts
By heavenly synod was devis’d,
Of many faces, eyes, and hearts,
To have the touches dearest priz’d.
Heaven would that she these gifts should have,
And I to live and die her slave. (
iii.ii.138-51)

30L’in-quarto des Sonnets en date de 1609 a été publié bien après la grande vogue du genre en Angleterre dans les années 1590. Shakespeare n’invente rien mais, en maître absolu du recyclage formel et thématique, il reprend la forme octave + sestet de Pétrarque et, comme avant lui, Wyatt, Surrey ou Sidney, il exploite la séquence en trois quatrains et distique. Pour ce qui est du contenu, Shakespeare emprunte à Pétrarque ses considérations sur la méditation solitaire plutôt que ses évocations bien connues des tourments oxymoriques de l’amour qui font se consumer les êtres d’un feu de glace. Chez Daniel, il reprend la préoccupation pour le passage du temps et l’éternité. Autre exemple : Érasme avait déjà écrit des pages sur l’exhortation au mariage et à la procréation qui ont pu inspirer le Shakespeare des sonnets 1 à 17. La réécriture est le principe même de la conception des sonnets, comme l’explique Christine Sukič :

  • 8  « “The title of a poet” : autorité et auctorialité dans les sonnets de William Shakespeare, de Sam (...)

[...] le choix même du sonnet implique le recours à une forme fermée, et qui est par nécessité une réécriture de réécriture, déjà usée, déjà dépensée, comme l’écrit Shakespeare. Le recours à des images pétrarquistes et à une rhétorique pétrarquiste va de soi. Le sonnet est, par nature, un poème de la mémoire et de la réécriture8.

  • 9  Op. cit. p. 15-6.
  • 10  In Katherine Duncan-Jones, op. cit. Introduction, p. 1 : Francis Meres, Palladis Tamia. Wits Treas (...)

31En outre, tout comme le jeune homme, et à l’instar de la tradition dans laquelle ils s’inscrivent, les Sonnets constituent une forme vouée au palimpseste par définition, ainsi que le démontre Katherine Duncan-Jones9. Comment, en effet, douter du fait que Shakespeare ait réécrit ses Sonnets plusieurs fois ? Les « Sonnets sucrés », les « sugred Sonnets among his private friends » dont parle Francis Meres dans son Palladis Tamia, en 159810, n’ont rien en commun avec les textes denses et ardus, profonds et parfois corrosifs, que nous connaissons. Il a donc bien fallu que Shakespeare, à l’instar de Drayton qui produisit cinq versions de son recueil Idea entre 1594 et 1619, ou de Daniel qui élabora onze éditions de Delia, révisât sa collection de sonnets pour parvenir au chef-d’œuvre que constitue l’édition in-quarto de 1609.

32C’est une des façons de comprendre et d’interpréter le sonnet 76 d’une teneur explicitement métastylistique qui commence ainsi :

Why is my verse so barren of new pride,
So far from variation or quick change?
(1-2)

  • 11  Op. cit. p. 344.

33Dans ce vers initial du sonnet 76, « new pride » est à comprendre comme « stylish ornament », comme le précise Stephen Orgel. Ainsi que le souligne Helen Vendler, on ne peut réellement comprendre le sonnet 76 qu’en le tenant pour une « apologia11 », autrement dit comme une défense et illustration, un credo esthétique, pas une « apology », ou excuse, selon l’interprétation de John Kerrigan. Ici Shakespeare se justifie haut et fort:

Why write I still all one, ever the same,
And keep invention
in a noted weed,
That every word almost doth tell my name,
Showing their birth, and where they did proceed?
(5-8)

34Le poète ne peut habiller son discours que des mêmes mots, des mêmes vêtements familiers, banals, et, si ceux-ci en viennent à être usés jusqu’à la corde et font apparaître la signature du poète (vers 7), comment peut-il en être autrement puisque l’ami et l’amour qu’il lui inspire sont une source d’inspiration inépuisable : « O know, sweet love, I always write of you, / And you and love are still my argument » (vers 9-10).

  • 12  Love’s Labour’s Lost, éd. Richard David, The Arden Shakespeare, 1980 (1956), i.i.177.

35Qu’importe si les vers du poète sont « si peu variés, si pauvres en trouvailles » (vers 2), s’ils n’affichent point « [d]’inédites tournures et d’étranges alliances » (vers 4) – jugements à comprendre comme des antiphrases, au demeurant – ils sont vrais et c’est bien là tout ce qui compte. À défaut de ciseler des « mots flambant neuf », « fire-new words », pour reprendre une formule de Love’s Labour’s Lost12, puisqu’après tout les ressources lexicales d’une langue, aussi riche soit-elle, sont par définition limitées, il ne reste plus au poète qu’à « habiller de neuf / De vieux mots » – « dressing old words new » (vers 11). Ainsi le poète est-il voué à faire du nouveau avec de l’ancien. Mais le tour de force de Shakespeare, dans le sonnet 76, est de dire des choses nouvelles parées d’une apparence de banalité. On peut le prendre ainsi en flagrant délit de fausse modestie. Ainsi que James Shapiro le souligne habilement:

  • 13  1599 A Year in the Life of William Shakespeare, Londres, Faber and Faber, 2005, p. 244.

One of the lessons Shakespeare learned from Marlowe, which he puts to good use in As You like It, is that the most effective way to talk about love without sounding clichéd is to turn what others have written into cliché13.

  • 14  As You Like It, iv.i.95-9.

36C’est ce que Rosalind fait de manière jubilatoire en travestissant et subvertissant le récit marlovien de Héro et Léandre. Le récit de l’épisode de l’Hellespont perd alors sa dimension grandiose et tragique – Léandre s’est noyé saisi d’une vulgaire crampe14. Mais au sonnet 76 Shakespeare adopte une stratégie plus habile encore que celle soulignée par Shapiro car ici il ne s’agit plus d’inter- mais d’intratextualité. Le poète utilise deux clichés à la mode à son époque, celui des mots comme vêtements de la pensée – comme l’explique George Puttenham dans son discours codifié des fleurs et couleurs de la rhétorique, Livre iii de son opus de référence, The Arte of English Poesie – et celui du soleil comme éternel phénix de l’univers (cf. distique rimé final) :

For as the sun is daily new and old,
So is my love still telling what is told.

37Ainsi par le simple agent de coordination « and » Shakespeare scelle pour l’éternité la coincidentia oppositorum du nouveau et de l’ancien, oxymore dont l’effet se trouve rehaussé par un polyptote d’une simplicité tout aussi étonnante, « telling » / « told », qui unit le passé de l’écriture et son éternel recommencement. Après Shakespeare l’écriture du genre Sonnet ne sera jamais plus comme avant.

  • 15  Les Sonnets de Shakespeare, présentation et traduction d’Yves Bonnefoy, Paris, NRF Gallimard, 2007 (...)

38Enfin le message du sonnet 76 est directement, pourrait-on dire, écrit à l’attention de ceux qui étudient le style de Shakespeare. Le poète nous invite à aller au-delà des clichés, stéréotypes et autres topoï, ces « figements » dont parle Yves Bonnefoy15. Le lecteur des Sonnets, le lecteur de Shakespeare en général, doit appréhender avant tout le style de son auteur, il ne doit pas s’arrêter à ses thèmes qui font dire au jeune dédicataire dans ce discours pseudo-dialogique que sa poésie est banale – l’amour toujours l’amour, mais le reste n’est-il pas que silence ?

39Le trope du vêtement tant galvaudé trouve ici tout son sens – il est source de renouvellement infini comme le montrent les vers 7 et 8 :

That every word almost doth tell my name,
Showing their birth, and where they did proceed?

40Les mots se trouvent implicitement personnifiés, régénérés ; ils désignent alors les enfants spirituels du poète – autre topos – et s’étirent dans une lignée infinie comme la descendance de Banquo que le miroir des Sorcières donne à voir à Macbeth.

41L’idée même de la confection, du tissage de l’étoffe dont sont faits nos rêves obsède le poète qui y revient en force au sonnet 108. On retrouve ici l’idée de la similitude réfractée à l’infini par le prisme d’un miroir comme dans la scène symbolique de Macbeth :

Whats new to speak, what new to register,
That may express my love, or thy dear merit?
Nothing, sweet boy; but yet, like prayers divine,
I must each day say oer the very same,
Counting no old thing old; (3-7)

  • 16  Op. cit. p. 459-60.

42Tout semble identique et pourtant, sous la plume du poète, tous les thèmes, même les plus éculés, retrouvent souffle et vigueur. La forme même du sonnet 108, ainsi que le démontre Helen Vendler16, est soumise à un schéma de répétition, de concaténation, tout à la fois au plan sémantique et au plan syntaxique. Les mots se font écho de manière obsédante comme dans une incantation (cf. les « prayers divine » du vers 5), par alliances binaires ou ternaires : « What’s in the brain » (vers 1) / « What’s new to speak » (vers 3), « my true spirit ? » (vers 2) / « thy dear merit ? » (vers 4) / « thy fair name » (vers 8). Et tous ces échos se cristallisent dans la métaphore de l’habit neuf du vers 9 : « So that eternal love, in loves fresh case, / Weighs not the dust and injury of age ». Ainsi même le topos par excellence, celui de l’amour, celui qui fait couler de l’encre depuis la nuit des temps, même lui : « d’amour frais vêtu, / N’a cure des affronts et des cendre de l’âge ».

  • 17  Helen Vendler, op. cit. p. 345.

43Le « figement » amoureux retrouve souffle et vie ; il « prend pour toujours la vieillesse pour page », nous dit le poète au vers 12. On retrouve ici le Shakespeare épris des jeux de mots : « page » c’est bien sûr le serviteur juvénile, mais c’est bien aussi la page blanche, le palimpseste éternel en devenir, noirci de l’encre brillante du poète dont il est question dans le distique du sonnet 65. La « page » du sonnet 108, c’est aussi celle des « chroniques des siècles abolis » du sonnet 106 (vers 1), imprégnée de l’encre de « [l’]antique plume » des auteurs du temps jadis (vers 7). Tous ces sonnets racontent la même histoire – il n’est de mots que de vieux mots. Alors le hapax legomenon du sonnet 76 – « dressing » – est également à lire comme un jeu de mots : « So all my best is dressing old words new » (vers 11). Non seulement le style renouvelle la parure, la garde-robe du discours mais il érige, au sens du verbe français « dresser17 », une nouvelle forme de discours. Cette idée de construction, d’élaboration verticale, semble avoir fasciné Shakespeare, qui la reprend au vers 4 du sonnet 123 :

No! Time, thou shalt not boast that I do change;
Thy pyramids, built up with newer might,
To me are nothing novel, nothing strange;
They are but dressings of a former sight: (1-4)

  • 18  Measure for Measure, éd. J. W. Lever, The Arden Shakespeare, 1986 (1967), v.i.58-60.

44Notons-le au passage, le terme « dressings » n’apparaît que deux fois dans toute la production shakespearienne. L’autre occurrence se situe dans Measure for Measure où Isabelle dit au Duc: « so may Angelo, / In all his dressings, [...] / Be an arch-villain18 ».

45Le sonnet 123, tout comme le sonnet 76, ou encore le sonnet 108, s’articule sur la dialectique du contemporain et de l’antique. Le propos du sonnet 123 sert au poète à démontrer que, lors de notre éphémère séjour sublunaire, le Temps nous dupe et nous fait faussement percevoir les choses anciennes comme nouvelles. À nouveau le poète jure constance éternelle au jeune homme au-delà des aléas du Temps. Les « dressings of a former sight » du vers 4 sont encore à décrypter comme un jeu de mots, à la fois référence aux obélisques d’inspiration antique érigés à la Renaissance et, métaphoriquement parlant, « habillage de choses déjà vues ».

46Comme la main du teinturier, marquée de manière indélébile quand il imprègne de couleurs étoffes et soieries, celle du poète, « like the dyer’s hand » (sonnet 111, vers 7), est noircie de l’encre de ses écrits qui vantent pour l’éternité la beauté du jeune dédicataire. Projetant sa pensée au-delà de la mort même, le poète entrevoit déjà au sonnet 32 le linceul de poussière dont ses os seront drapés : « When that churl death my bones with dust shall cover » (vers 2). Tout au long de ses 154 poèmes, Shakespeare renouvelle un genre déjà en passe de devenir suranné à son époque, notamment en instaurant un monologue dialogique, ou un « dialogue of one », pour reprendre l’expression de Lynne Magnusson :

  • 19  « Shakespeare’s Sonnets: A Modern perspective » in Shakespeare’s Sonnets and Poems, éds. Barbara A (...)

the “dialogue of one” in Shakespeare’s Sonnets is artistically innovative partly because of the exciting way – long before novelists invented the artistic form of stream of consciousness narration – in which it adapts social conversation to put complex inward experience into words19.

47De « vers nombreux et neufs » (sonnet 17, vers 6) en vers qui « ont perdu toute grâce » (sonnet 79, vers 3), Shakespeare laisse l’authenticité de sa voix personnelle affleurer sous les habits de la fiction et du style.

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Notes

1  Sonnet 76, vers 11. Édition utilisée : éd. Katherine Duncan-Jones, Londres, The Arden Shakespeare, 2005.

2  Robert Ellrodt, in William Shakespeare Œuvres Complètes, édition bilingue, Poésies, « Sonnets », Paris, Robert Laffont, 2002.

3  The Sonnets, éd. Stephen Orgel, The Pelican Shakespeare, Penguin Books, 2001.

4  The Sonnets and A Lover’s Complaint, éd. John Kerrigan, Penguin Books, 1986.

5  Shakespeare’s Sonnets, éd. Stephen Booth, New Haven et Londres, Yale University Press, 2000 (1977).

6  Helen Vendler, The Art of Shakespeare’s Sonnets, Cambridge (Mass.), the Belknap Press of Harvard University Press, 1999, p. 150.

7  As You Like It, iii.ii.136-7, éd. Agnes Latham, The Arden Shakespeare, 1986 (1975).

8  « “The title of a poet” : autorité et auctorialité dans les sonnets de William Shakespeare, de Samuel Daniel et de Sir Philip Sidney », Shakespeare poète, éd. Pierre Kapitaniak & Yves Peyré, Paris, Société Française Shakespeare, 2006, p. 62. Christine Sukič fait ici référence au sonnet 76, vers 12, « Spending again what is already spent ».

9  Op. cit. p. 15-6.

10  In Katherine Duncan-Jones, op. cit. Introduction, p. 1 : Francis Meres, Palladis Tamia. Wits Treasury. Being the Second Part of Wits Commonwealth (1598), fols. 281v–2r.

11  Op. cit. p. 344.

12  Love’s Labour’s Lost, éd. Richard David, The Arden Shakespeare, 1980 (1956), i.i.177.

13  1599 A Year in the Life of William Shakespeare, Londres, Faber and Faber, 2005, p. 244.

14  As You Like It, iv.i.95-9.

15  Les Sonnets de Shakespeare, présentation et traduction d’Yves Bonnefoy, Paris, NRF Gallimard, 2007, p. 22.

16  Op. cit. p. 459-60.

17  Helen Vendler, op. cit. p. 345.

18  Measure for Measure, éd. J. W. Lever, The Arden Shakespeare, 1986 (1967), v.i.58-60.

19  « Shakespeare’s Sonnets: A Modern perspective » in Shakespeare’s Sonnets and Poems, éds. Barbara A. Mowat et Paul Werstine, New York, Folger Shakespeare Library, 2006 (2004), p. 635.

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Pour citer cet article

Référence papier

Mireille Ravassat, « « So all my best is dressing old words new »: l’art de Shakespeare dans les Sonnets »Actes des congrès de la Société française Shakespeare, 26 | 2008, 107-121.

Référence électronique

Mireille Ravassat, « « So all my best is dressing old words new »: l’art de Shakespeare dans les Sonnets »Actes des congrès de la Société française Shakespeare [En ligne], 26 | 2008, mis en ligne le 20 décembre 2008, consulté le 16 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/shakespeare/1467 ; DOI : https://doi.org/10.4000/shakespeare.1467

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Auteur

Mireille Ravassat

Université de Valenciennes

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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