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« Seest thou not what a deformed theefe this fashion is ? » le costume-piège dans le théâtre renaissant

Nathalie Rivière de Carles
p. 122-139

Résumés

Source d’émerveillement esthétique, expression symbolique d’un personnage ou parure discrète, le costume est avant tout un instrument d’artifice, un trompe-l’œil. Il trahit la vision en superposant au corps actant une matérialité versatile. Il est un piège dans lequel l’acteur fait tomber le spectateur, mais surtout dans lequel le dramaturge fait tomber ses personnages. Le costume est fondamentalement multiple : il fragmente la vision au lieu de l’unifier. Il disloque le corps et lui confère des sens parfois contradictoires. Cet article offre d’explorer comment les dramaturges de la Renaissance ont exploité l’instabilité essentielle du costume dans la construction d’une intrigue et dans la rhétorique d’un jeu tragique. Le costume trahit la vision mais il trahit aussi l’essence de celui qui le porte et acquiert une valeur mortifère. Nous tenterons de montrer comment le costume est à la fois source et expression d’une instabilité ontologique et la manière dont les dramaturges élisabéthains et jacobéens utilisent la fragilité du signe ‘costume’ pour piéger les spectateurs sur la scène et dans la salle.

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Texte intégral

  • 1  Roland Barthes, Écrits sur le théâtre, éd. Jean-Loup Rivière, Paris, Éditions du Seuil, 2002, p. 1 (...)

1Lorsque, dans la scène iii de l’acte iii de Much Ado About Nothing, Borachio compare l’art du costume à un voleur sans forme, il en souligne l’essence troublante. Le costume est une écriture ambiguë fondée sur l’illusion, permettant au spectateur d’accepter le pacte théâtral. Sur la scène anglaise de la Renaissance, le costume ne cherchait pas à faire preuve de ce « vérisme archéologique1 » décrié par Roland Barthes dans « Les maladies du costumes de théâtre » mais servait à leurrer le spectateur en créant une proximité artificielle entre l’apparence d’un personnage et le quotidien de l’auditoire.

  • 2  Thomas Dekker, The Seven Deadly Sinnes of London, éd. H. F. B. Brett-Smith, Oxford, Basil Blackwel (...)

2Source d’émerveillement esthétique, expression symbolique d’un personnage ou parure discrète, le costume est avant tout un instrument d’artifice, un trompe-l’œil. Il trahit la vision en superposant au corps actant une matérialité versatile. Dans The Seven Deadly Sinnes of London (1606), Thomas Dekker souligne la capacité du costume à déguiser la vérité: « An English-mans suit is like a traitors bodie that hath beene hanged, drawne and quartered, and set up in severall places2 ». Le costume est un piège dans lequel l’acteur fait tomber le spectateur, mais surtout dans lequel le dramaturge fait tomber ses personnages. Le costume comme le note Dekker est fondamentalement multiple. Il fragmente la vision au lieu de l’unifier. Il disloque le corps et lui confère des sens parfois contradictoires. Le personnage de théâtre est parfois la victime de son costume de scène. Ce dernier devient un piège qui ne se contente plus de tromper ses spectateurs mais se retourne contre le corps qui le revêt. La tromperie cède la place à la dégradation du personnage qui peut aller jusqu’à la mort.

3Cet article se propose d’explorer comment les dramaturges de la Renaissance ont exploité l’instabilité essentielle du costume dans la construction d’une intrigue et dans la rhétorique d’un jeu tragique à travers l’emploi scénique et textuel de la métaphore vestimentaire au cœur de l’esthétique dramatique baroque. Partant de Christopher Marlowe et de son utilisation ambigüe du costume comme piège visuel pour le personnage et le spectateur dans Massacre at Paris, nous verrons comment William Shakespeare reprend cette instabilité et l’amplifie jusqu’à en faire un instrument fondamental de son esthétique tragique. Le costume trahit la vision mais il trahit aussi l’essence de celui qui le porte et acquiert une valeur mortifère. Nous tenterons de montrer comment le costume est à la fois source et expression d’une instabilité ontologique du personnage et comment Christopher Marlowe et William Shakespeare utilisent la fragilité du signe « costume » dans un cadre tragique. Allant de l’intime vers l’universel, du personnage vers le spectateur, nous analyserons les rapports entre costume et personnage à travers l’étude de la relation du costume à sa texture et son chromatisme. La matière du costume est le lieu d’une déformation d’un code social et esthétique et d’une instabilité visuelle et ontologique du personnage. Cette instabilité fait du costume un instrument d’une liminalité nécessaire au développement tragique, mais qui surtout aboutit à l’élaboration d’une esthétique de la discontinuité.

1) Costume et Personnage : le piège de l’intimité

  • 3  Thomas Dekker, The Gull’s Horn Book, éd. R.B. McKerrow, Londres, De la More Press, 1904, p. 25.

4Dans The Gull’s Horn Book (1609), Thomas Dekker fait dire à l’un de ses personnages: « Oh beware therefore both what you wear, and how you wear it3 ». Le costume semble constituer une arme particulière utilisée par le personnage contre un autre ou par le dramaturge contre son propre personnage. Les jeux sur la texture et le chromatisme du costume sont trompeurs et peuvent amener le personnage à s’affaiblir ou à se détruire au contact d’un tissu impropre. La relation entre costume et personnage signifie une intimité prise au piège.

  • 4  Toutes les citations de Christopher Marlowe sont tirées de Complete Plays and Poems, éd. E. D. Pen (...)
  • 5  William Bird alias Born (qui devait plus tard fournir les addenda à Doctor Faustus) emprunta douze (...)

5L’in-octavo de Massacre at Paris4 publié par Edward White mentionne sur son frontispice que la pièce fut jouée par les Comédiens de l’Amiral une dizaine de fois en 1594. Ceci recoupe l’entrée concernant « the tragedey of gvyes » dans le journal de Philip Henslowe en janvier 1593 pour le théâtre de la Rose où l’on retrouve plusieurs références à des achats de vêtements pour le rôle du Duc de Guise5. En 1601, Henslowe rajoute à cette liste l’achat d’un tissu de laine brute rouge, « stamell clath for A clocke for the gwisse », de la doublure pour les manteaux des autres acteurs du massacre, « fuschen and lynynge for the clockes for the masaker of France » et de nouvelles dépenses pour le costume du Duc de Guise, « for mackeynge of sewtes for the gwesse ».

6Ce rapide inventaire matériel souligne l’importance du costume et de sa confection dans la création théâtrale et en particulier dans celle du personnage. La quantité d’accessoires vestimentaires caractérisant le personnage de Guise est particulièrement frappante, car elle montre le soin visuel accordé à la construction du réseau des personnages : Guise est le miroir textuel et matériel de Navarre. La sobriété protestante du futur roi Henry iv trouve son antithèse chromatique et qualitative dans le soin et la somptuosité, parfois artificielle dans le cas du manteau de laine grossière, de ses atours. L’importance accordée à la texture et aux couleurs des vêtements définit le personnage de Guise comme une matérialisation physique et vestimentaire du pouvoir. La couleur sang-séché qui caractérise le manteau établit une polysémie visuelle du personnage confirmant le portrait verbal fait par Coligny et Navarre : « I marvel that th’aspiring Guise / Dares once adventure without the king’s consent » (i.35-36), « And will revenge the blood of innocents / That Guise hath slain by treason of his heart » (i.44-45). Ces quelques vers permettent de préciser la rougeur imparfaite du manteau de Guise. Le rouge, symbole double de pouvoir royal et de sang fertile ou destructeur, est problématique lorsqu’il est appliqué à Guise. Le portrait de la scène d’ouverture en fait un prince félon et ambitieux qui suscite un émerveillement inquiet et moqueur. Toutefois, le pouvoir de Guise est immédiatement identifié comme celui d’Hérode, perpétrant le Massacre des Innocents. Le sang versé par cet adversaire puissant est celui de l’infamie et trouve son expression visuelle lors de l’apparition de Guise à la scène ii. Si le costume qui lui échoit porte bien les caractéristiques énoncées dans l’inventaire de Henslowe, cela confirme la nature obscure du rouge du pouvoir de Guise. Le chromatisme du manteau est piégé par sa texture. La laine grossière affadit le rouge et insinue le doute quant à la nature du pouvoir exercé par Guise.

7Cet ambitieux qui se retournera contre ses alliés catholiques tout en poursuivant la chasse cruelle de l’ennemi protestant finira par mourir de la main des meurtriers à la solde des Valois, « Now must he fall and perish in his height » (xxii.16). Le fils de Guise dénonce l’acte sanglant, « the bloody deed », rappelant par le verbe la sombre prophétie du manteau. Le costume est à la fois l’identité du personnage et le piège visuel dans lequel les Comédiens de l’Amiral le font tomber. Le choix d’une texture grossière attaquant la noblesse chromatique du tissu est certes motivé par des contingences financières privant les compagnies de théâtre de se fournir en matériaux coûteux, mais participe d’une communication particulière entre le personnage et le spectateur. Ce dernier sera frappé par le chromatisme dégradé qui place Guise dans une tension tragique problématique et fatale tant pour ses victimes que pour lui-même. De plus, le costume prend le personnage au piège tout en sollicitant les sens et l’esprit du spectateur, car le regard modifie le message initial du luxe illusoire du costume de théâtre taillé dans une bure grossière. Cette texture s’immisce dans l’interprétation scénique du texte et l’infléchit de façon à caractériser le personnage comme une fêlure sensuelle, politique et ontologique.

8Son sens, son ambition dévorante, sont piégés par les sens des spectateurs. La polysémie visuelle entraîne une remise en cause de son identité et de son parcours politique. Guise est trahi par le vêtement devenu instrument d’une perspective oblique sur le personnage.

  • 6  Voir par exemple : William Prynne, Histriomastix The Players Scourge, or, Actors Tragœdie, Divided (...)
  • 7  « Do not, ye Church-maskers, while Christ is cloathing upon our barenes with his righteous garment (...)

9L’assujettissement du sens aux sens qu’implique le costume est condamné par les pamphlétaires puritains contre le théâtre6 et les philosophes théologico-politiques tels que John Milton. Ce dernier fustigera en 1641 l’artificialité du vêtement comme source d’erreur dans The Reason of Church-Government urg’d against Prelaty en usant de la métaphore de la contamination. Le costume est un empoisonnement de l’esprit7, détourné de son chemin par le regard. L’intérêt de ce parallèle entre le texte de Marlowe et celui de Milton réside dans la rhétorique du rapport du corps à l’esprit. Le tissu corrompu, qui travestit le corps et contamine l’esprit, est la manifestation matérielle de l’égarement spirituel. C’est cette corruption qui touche à l’intime, au rapport indirect de la matière charnelle à l’esprit par l’intermédiaire du vêtement qu’utilise Marlowe dans un contexte théâtral. Ironie du ressort rhétorique et dramatique, le vêtement est tout aussi condamné qu’utilisé pour sa nature trompeuse. Si Guise est lentement contaminé par son vêtement, il soumet ses ennemis au même supplice.

  • 8  « Properties always already hold a set of inherent meanings, often socially constructed, but they (...)

10Le vêtement, quelle que soit sa taille, est une arme impitoyable qui fascine et trompe les sens. Son rapport au corps du personnage et du spectateur est trouble. Dès lors, le costume est un piège social8 et rituel aussi bien que textuel et dramaturgique.

  • 9  Toutes les citations des œuvres de William Shakespeare sont issues de The Complete Works, éds. Gar (...)

11Dans l’adaptation scénique de The Rape of Lucrece de William Shakespeare9 par Marie-Louise Bischofberger pour la MC93 Bobigny en 2006, le traitement dévolu au costume de Lucrèce suit un cheminement tout inspiré de cette confluence des divers sens portés par la matière. Sur une scène nue, peuplée d’accessoires, Lucrèce, chaste victime, apparaît dans une robe drapée d’une blancheur virginale. Le tissu s’enroule autour du corps de l’actrice et sculpte la fascination érotique que lui prête Tarquin dans le poème : « The colour in thy face, / That even for anger makes the lily pale / […] / Thy beauty hath ensnared thee to this night » (477-485). Le blanc du teint et la noirceur de la nuit se matérialisent à la vue du spectateur par le contraste entre l’obscurité de la scène et la blancheur du costume de Lucrèce. Le vêtement, ornement sensuel, dont plis et replis frôlent et forment le corps, est un élément du portrait féminin. Toutefois, il en devient aussi le bourreau, semblant condamner le sexe de Lucrèce en faisant du drapé un assemblage arachnéen morbide. En effet, lorsque Tarquin tente de saisir une Lucrèce qui s’enfuit, c’est par un pan de sa robe qu’il la rattrape. Le vêtement se déroule presque à l’infini, et le spectateur se prend à hésiter entre l’espoir qu’elle s’échappe et la gêne de la voir nue, offerte à son prédateur. Mais, le pan est solidement arrimé à la taille de l’actrice et l’emprisonne. Le costume, emblème de la sensualité féminine, gardien de la modestie de Lucrèce, devient un piège érotique et violent. Tarquin joue du corps de Lucrèce comme d’un pantin désarticulé dont la ficelle unique déchire l’obscurité scénique de sa blancheur. L’habit informe l’acteur et imprègne le personnage à tel point qu’ils ne font qu’un et que brutaliser l’un c’est détruire l’autre. Sur scène, la destruction lente et cruelle de Lucrèce passe par le tissu du costume et par la métaphore vestimentaire dans le poème, « Why art thou thus attired in discontent ? » (1576).

  • 10  Thomas Heywood, The Rape of Lucrece, Londres, E. Allde pour Nathanael Butter, 1623, STC 1176.

12Dans son adaptation théâtrale du mythe de Lucrèce, The Rape of Lucrece10 (1608), Thomas Heywood inclut dans son texte même l’importance du tissu et en particulier du vêtement lors de la réapparition de Lucrèce après le viol. La chaste dame romaine se pare de noir et orne l’espace et ce qu’il contient de tissus sombres. Le corps de l’actrice se fond dans le décor de tissu et son costume, aussi sombre que les voiles de tragédie tendus sur la scène, semble absorber le personnage et le condamner à une nuit morbide :

A Table and a Chaire covered with blacke. Lucrece and her Maid.

Maid. What ailes you Madam, truth you make me weep
To see you shed salt teares: what hath opprest you?
Why is your chamber hung with mourning blacke?
Your habit sable, and your eyes thus swolne
With ominous teares, alas what troubles you? (2193-2221)

Brutus. How cheare you Madam? how ist with you cousin?
Why is your eye deject and drown’d in sorrow?
Why is this funerall blacke, and ornaments
Of widdow-hood? resolve me cousen Lucrece.
(2245-2248)

  • 11  « Now, what handsomnes can be in these dubblettes which stand on their bellies like, or muche bigg (...)
  • 12  Ann Rosalind Jones et Peter Stallybrass, Renaissance Clothing and the Materials of Memory, Cambrid (...)

13La couleur du deuil contamine jusqu’au corps impur de Lucrèce qu’elle dissimule sous d’austères atours. De nouveau, le chromatisme du costume prolonge le crime, l’inscrit visuellement dans la dramaturgie et dans l’œil du spectateur. Le personnage ne peut échapper au piège ornemental qu’elle a elle-même construit. La contamination de l’obscurité atteint son paroxysme par son incarnation matérielle dans les voiles de tragédie et la noirceur du costume. Le superficiel et l’artifice théâtral se font profondeur et essence doloriste. Si le costume est condamné à maintes reprises par Philip Stubbes dans The Anatomie of Abuses11 comme exemple de vanité légère, sa fonction de piège le métamorphose en emblème de douleur et de vertu bafouée. Ann Rosalind Jones et Peter Stallybrass expliquent ce retournement de la relation costume-personnage: « We need to understand the animatedness of clothes, their ability to « pick up » subjects, to mold and shape them both physically and socially, to constitute subjects through their power as material memories12 ». Le costume n’est plus seulement un artifice dangereux, il permet la création matérielle du sujet souffrant et se défait des reproches éthiques fait au travestissement. Si Lucrèce se met en scène, ce n’est pas dans un but de monstration vaniteuse mais pour imprimer dans le regard des autres personnages et des spectateurs une image digne de sa dégradation. Le costume de deuil la plonge plus avant dans une spirale destructrice mais lui permet aussi d’en contrôler la rhétorique. Tomber dans le piège du vêtement et de sa fonction symbolique est un acte délibéré de maîtrise du tragique. L’arme vestimentaire est retournée contre Tarquin et devient la matière physique de sa chute. Lucrèce est certes déjà absorbée par le tissu tragique, mais peut encore entraîner Tarquin à sa suite grâce à l’impact théâtral du vêtement.

14Le costume piège l’essence du personnage dans une théâtralité morbide et en devient l’expression sensuelle hyperbolique. Le débordement chromatique du costume sur le décor crée une uniformité de tissu sur laquelle ressortent les corps actants, grâce au contraste entre la pâleur de la peau et la noirceur des costumes et des tentures. Ce manichéisme visuel place les personnages dans une relation liminaire à leur environnement. Tant Lucrèce que Tarquin sont sur un seuil de basculement thématique, dans la mort pour elle, et dans l’infamie pour lui. La criminalité du vêtement s’ajoute à la liminalité du tissu matérialisant le passage difficile de la corporéité à l’essence. Le vêtement de deuil inscrit donc les deux personnages dans un entre-deux, esthétique cette fois, et les place sur un seuil entre la diégèse et le mythe. Il évoque leur devenir aussi bien que leur passé. La matérialisation dramaturgique de l’entre-deux dans lequel les personnages semblent pris symbolise une métamorphose de leurs modes d’existence textuelle.

2) Le costume ou l’ontologie de l’entre-deux

15Trace mnésique, code social et générique, le costume en tant qu’objet théâtral est la matérialisation d’un état de l’être. Il est un instrument de médiation entre la corporéité de l’acteur et l’essence du personnage. Cette liminalité inhérente est de trois types : physique, théâtrale et ontologique. Le vêtement illustre le rapport entre les corps, celui entre spectateurs, acteurs, et personnages, entre le texte et sa mise en scène, entre les personnages et leur essence.

16Au théâtre, le costume est à la fois matériel et transparent, on doit le voir et non le regarder. La vision spectatorielle doit se scinder en deux et laisser l’œil parler avec le corps de l’acteur et le texte du dramaturge. Le costume doit être un passeur, un seuil qui permet de laisser le personnage se déployer dans toute sa subtilité et le spectateur faire l’expérience du théâtre dans sa totalité. Lien parfois trompeur entre l’entendement et les sens, il permet de matérialiser l’invisible. Il transforme le textuel en visuel et illustre la dynamique diégétique et identitaire des personnages.

  • 13  Andrew Sofer, The Stage Life of Props, Ann Arbor, The University of Michigan Press, 2003, p. 23-28

17Dans sa typologie matérielle des accessoires, Andrew Sofer note le rôle dynamique de l’objet, sa nature métamorphique, sa capacité d’autonomie signifiante, sa fonction mnésique et son impact métathéâtral13. Le costume, en tant que matière mue par un corps, rentre dans la catégorie de l’objet et en partage fonctions et mécanismes. C’est dans sa dynamique métamorphique que le costume exprime le mieux son rôle liminaire. Il est un piège de tissu qui capture l’œil du spectateur et l’enferme, l’espace d’une pièce, dans un entre-deux. Il métamorphose l’acteur en personnage, puis témoigne des mutations de ce dernier tout autant qu’il en favorise les métamorphoses. Instrument de l’entre-deux, le vêtement est attaqué dans son intégrité matérielle puisqu’il est à la fois réel et matérialisation d’une invisibilité. C’est cette double essence du costume, à la fois concrète et spectrale qui en fait un instrument montrant la multiplicité instable du personnage d’un point de vue dramaturgique.

  • 14  John Milton, Areopagitica and other Political Writings of John Milton, éd. John Alvis, Indianapoli (...)

18Cette dualité trompeuse du costume prend toute son ampleur lorsque l’on considère la fonction mnésique du vêtement de scène. Dans Areopagitica, John Milton utilise la métaphore vestimentaire pour rendre la nature spectrale de l’étoffe: « I fear yet this iron yoke of outward conformity hath left a slavish print upon our necks; the ghost of a linnen decency yet haunts us14 ». La valeur anaphorique du costume est ici employée à des fins morales dans cette évocation du suaire. Le vêtement est à la fois une entité spectrale et un memento mori tangible. Dans Hamlet, les vêtements du prince contrastent avec l’annonce joyeuse du mariage et superposent l’existence spectrale chaotique du roi assassiné au rituel harmonieux, « Prince Hamlet dressed in black » (i.ii.0). Hamlet est toujours vêtu des habits funèbres qui le singularisent visuellement sur la scène et le caractérisent de façon troublante. Le costume de deuil fonctionne comme un memento mori, mais sa matérialité introduit une sur-caractérisation du personnage qui porte en lui son identité et le spectre de son père. Le corps de l’acteur devient alors le réceptacle d’un personnage double qui ne pourra résoudre cet entre-deux ontologique que dans sa propre destruction. Cette liminalité hyperbolique du corps induite par le costume est réitérée visuellement, par la marginalité chromatique de Hamlet, et textuellement, par l’accent mis sur la ritualité funèbre du costume :

Hamlet. These indeed ‘seem’,
For they are actions that a man might play
But I have that within which passeth show
These but the trappings and the suits of woe (i.ii.83-86)

19Les termes « seem », « play » et « show » rejetés en fin de vers ancrent le discours dans le thème de la théâtralité et du paraître. La rime « show » / « woe » met l’accent sur la collusion de la cérémonie et du deuil et réaffirme l’artificialité du vêtement. L’être est fracturé par cette surcharge identitaire que produit le costume. L’expression hyperbolique du paraître contraste avec la faiblesse des références sémantiques à l’être, « a man », « I », « within ». L’être s’affaiblit et les « trappings » sont le miroir d’une liminalité déchirante piégée dans le costume de deuil. La mort vient masquer le corps et l’être de Hamlet et semble dès lors condamner le vivant à l’errance dans l’entre-deux. Le costume est mu par le corps vivant de l’acteur mais sa nature inerte d’objet ainsi que son chromatisme évoque l’engourdissement du cadavre. Cette dualité provoque et accroît la fracture ontologique qui se développera tout au long de la pièce. Le costume ne propose pas de résolution de l’entre-deux. Au contraire, il n’en finit pas de prendre le personnage et le spectateur au piège de la métamorphose et du multiple par l’intermédiaire du corps de l’acteur. Le costume semble dès lors ne pouvoir offrir qu’une théâtralité de la fêlure.

3) « The fatal folds15 » : une esthétique du discontinu.

  • 15  William Shakespeare, Venus and Adonis, v. 879.
  • 16  Christian Biet, op. cit., p. 18.

20Christian Biet démontre que le costume a pour caractéristique d’« introduire dans le principe analogique des distorsions qui font sens16 ». Ainsi, s’instaure une dramaturgie de l’oblique. Le costume identifie, établit des correspondances visuelles, ontologiques, sociales entre corps spectatoriel, corps fictif des personnages et corps actantiel, mais cette expressivité analogique atteint son plus fort degré lorsque le costume participe d’une écriture scénique et textuelle de l’écart. Cette propension à l’oblique n’est pas seulement issue de l’usage du costume mais de sa matière même. C’est sa texture, son intégrité ou sa destruction, sa continuité ou son ondulation qui font du costume un piège. La matière du vêtement est le lieu du piège, car elle existe sur le mode discontinu. Éphémère mais porteuse d’histoire, emblématique mais changeante, elle entretient un rapport paradoxal au temps, mais aussi à l’espace et à l’être.

  • 17  François Laroque, « Avatars ou signatures de l’être : Shakespeare et le costume de scène », dans L (...)
  • 18  Le costume d’un comte pouvait provenir de l’assemblage de vêtements donnés ou vendus par la maison (...)
  • 19  « These men, who had limited funds even for second-hand purchases, cobbled together outlandish ens (...)
  • 20  Mode des crevés : pratique de rapiéçage qui devient une mode prisée et emblème de luxe.

21Dans son analyse du costume dans le théâtre shakespearien, François Laroque souligne la discontinuité signifiante du costume à travers son traitement combinatoire. Il parle de « jeux de croisement, de greffe, de détournement17 » et identifie donc le costume comme le lieu d’un métissage de sa propre trame. Objet fondamental de la dramaturgie et de l’économie des compagnies de théâtre, le costume est soumis aux lois de l’échange. Valeur refuge pour les compagnies, l’origine des costumes est diverse. Certains étaient confectionnés à partir d’une grande variété d’étoffes (riches ou ordinaires) achetées par les compagnies ; d’autres provenaient, comme l’écrivait Thomas Platter dans ses carnets de voyage, de la vente ou la cession de vêtements par des familles aisées. Certains maîtres laissaient en effet leurs vêtements en héritage à leurs domestiques, lesquels les revendaient par la suite. L’existence des lois somptuaires, qui dataient de 1562 et 1574, les mettait en effet dans l’incapacité d’arborer ces vêtements en public et ils étaient contraints de s’en défaire. Vendus aux compagnies de théâtre, les vêtements deviennent le lieu d’une hybridation visuelle. Les strates sociales se confondent dans des superpositions impropres d’étoffes aux origines diverses18. Ainsi, la création d’un costume de théâtre à partir de vêtements préexistants est fondée sur un principe fragmentaire. Le costume est multiple : ses étoffes sont assorties mais non identiques, leurs origines sociales sont parfois incompatibles, mais l’espace théâtral leur confère l’illusion d’une nouvelle cohérence. Le changement de statut entre vêtement de ville et costume permet de prendre le spectateur au piège et de lui imposer une hybridité somptuaire. Le kaléidoscope social obtenu n’est pas immédiatement visible et c’est là que commence le piège. D’apparence le costume obtenu est cohérent et correspond à un code somptuaire unique ; en réalité, il est la manifestation matérielle de la fragmentation de ce même code. Cette pratique d’hybridation de l’étoffe pour créer le costume de théâtre finit par créer une mode somptuaire nouvelle consistant en l’achat de vêtements usés et leur métissage. Les hommes peu fortunés mais désirant paraître, pouvaient ainsi, à la manière des acteurs, mélanger les tissus, créer de nouveaux styles, tout en tentant de masquer leur indigence19. L’hybridation est trompeuse pour qui l’admire, mais peut aussi piéger qui s’y adonne. Que le corps revêtant l’étoffe usurpe consciemment ou non son milieu social, il est victime d’une ornementation envisagée sur le mode de la rupture et du multiple. Le kaléidoscope matériel est problématique, car il va à l’encontre de la continuité souhaitée par les cadres somptuaires. Le mélange de tissus et surtout les superpositions chromatiques, la mode des crevés20, les chocs de textures nobles et vulgaires, bouleversent l’uniformité envisagée par la loi. Toutefois, si la variété et le paradoxe sont sources d’inspiration pour la création des costumes, ils sont aussi le lieu instable où se jouera le sort du courtisan chez Marlowe :

Mortimer iunior
Vnckle, his wanton humor greeues not me,
But this
I scorne, that one so baselie borne,
Should by his soueraignes fauour grow so pert,
And riote it with the treasure of the realme,
While souldiers mutinie for want of paie,
He weares a lords reuenewe on his back,
And
Midas like he iets it in the court,
With base outlandish cullions at his heeles,
Whose proud fantastick liueries make such show,
As if that
Proteus god of shapes appearde,
I haue not seene a dapper iack so briske,
He weares a short Italian hooded cloake,
Larded with pearle, and in his tuskan cap
A iewell of more value then the crowne,
Whiles other walke below, the king and he
From out a window, laugh at such as we,
And floute our traine, and iest at our attire
(i.iv.401-417)

  • 21  F. Laroque, op. cit. , p. 99.

22Dans Edward ii, Christopher Marlowe joue de cette mode du costume kaléidoscope pour montrer la grandeur et la décadence à venir de Gaveston. Dans la bouche du jeune Mortimer la plus grande offense du favori du roi est d’ordre social et national : le laquais ne peut revêtir les atours de la noblesse, étrangère de surcroît21. Toutefois, cette description d’une précision remarquable du costume de Gaveston rappelle la première scène de la pièce où celui-ci se met en scène, entouré de poètes, de musiciens et de fins lettrés pour paraître à la cour d’Edward. Les vêtements de Gaveston à la scène iv confirment la part de jeu auquel se livre le favori. L’excès et le kaléidoscope de matière et d’origines nationales laissent entrevoir une multiplicité problématique. L’entrelacs mythique que Marlowe superpose aux tissus et autres accessoires de la vanité confirme le potentiel dysphorique de l’écart somptuaire. Les comparaisons avec Midas et Protée font de Gaveston un acteur qui revêt le costume d’une royauté aveuglée de cupidité. L’impact du favori sur la dislocation à venir de la persona royale est annoncé par ses atours vestimentaires et mythologiques. Le tissu devient le lieu matériel d’un déplacement social, esthétique et politique. Protée, dieu des métamorphoses, incarne l’instabilité tout autant que l’idée du continu, et Midas est l’exemple du mauvais roi tué par son penchant pour l’or. Le kaléidoscope du tissu fonctionne comme un piège qui se referme sur ceux qui s’y méprennent. Edward sera la victime de l’illusion de Gaveston, tout comme ce dernier paiera sa transgression sociale. Le costume est emblématique de la crise qui couve au début de la pièce. Cette instabilité de la matière dans le texte se double de l’évènement scénique où le vêtement est lui aussi protéiforme, car recyclé, réajusté, rapiécé et réattribué. Entre le texte et sa performance, le costume n’en finit plus d’incarner cette succession de ruptures, n’ayant de cesse de piéger tous les acteurs de l’illusion théâtrale.

23Par ailleurs, cette discontinuité inhérente à la nature multiple du costume de théâtre semble être ancrée dans la conception du vêtement à la Renaissance. Ce dernier semble être envisagé autour de la notion de déchirure. Si l’on observe les descriptions de vêtements à l’époque des Tudors : 

  • 22  Herbert Norris, Tudor Costume and Fashion, New York, Dover Press, 1997, p. 524-25.

His jerkin alone was made of as much as eight yards of gold or silver embroidered material. It was, like his doublet, slashed or blistered, revealing brightly colored silk cloth that was pulled through the various cuts or panes. His shirtfront boasted a large ruffed collar that measured at least twelve inches in breadth. His silk hose bulged with up to a yard and a half of costly material, which served to accentuate his calf22.

24Le tissu tailladé laisse entrevoir une autre texture, une autre couleur, la matière vient se lover au cœur de la matière pour créer l’illusion de la forme. Le costume paraît être fondé sur un principe de déchirure du réel d’où ne cesse de naître l’illusion.

  • 23  « le Gothique souligne les éléments de construction, cadres fermes, remplissage léger ; le Baroque (...)
  • 24  Gilles Deleuze, Le pli, Leibniz et le baroque, Paris, Édition de Minuit, 1988.
  • 25  On peut parler de la conception du vêtement comme étant fondée sur une déchirure unitaire extensiv (...)

25Lorsque Wölfflin envisage la chronologie esthétique de l’ère moderne, il l’analyse comme passant de l’obsession du gothique pour le cadre à celle du baroque pour la matière23. Ce glissement vers la matière est vécu comme un débordement, un dépassement, qui parfois noie la notion de cadre, parfois la préserve. Ce débordement, cet affleurement d’une texture jusque-là canalisée s’exprime aussi dans la notion de déchirure. La matière autrefois contenue et maîtrisée affleure avec violence, perce le cadre sans le détruire de façon à offrir une vision simultanée de toutes ses strates. C’est elle qui est mise en avant, sa texture devient tout aussi signifiante dans une esthétique en transition que le corps-cadre qui la revêt. Le sujet et l’objet s’enlacent sans pour autant se fondre l’un dans l’autre. L’esthétique du théâtre renaissant s’articule autour d’une rupture qui permet de maintenir un distinguo entre le corps actant et le costume. Le tissu est envisagé comme une déchirure ontologique ou bien la victime littérale d’une lacération volontaire ou non. Dès lors, le costume est ce seuil qui fait coexister de façon discontinue mais simultanée le réel et l’illusion. Il se trouve dans un mouvement perpétuel d’hésitation entre divers modes d’existence et ne semble pouvoir se lire de façon univoque. La déchirure ôte toute linéarité au costume et il s’envisage à la manière de Deleuze dans le cadre d’une esthétique de la pliure24. La lacération, la superposition, le rapiéçage, l’ornementation excessive sont autant d’irrégularités, d’aspérités du costume qui peuvent s’analyser en termes d’une déchirure unitaire extensive25, d’une discontinuité continue en perpétuelle expansion via l’imaginaire du spectateur.

  • 26  Le modèle cartésien inspire le cadre spatial de la Renaissance dans lequel les trois dimensions co (...)

26Le costume de théâtre contraint le spectateur non à une lecture linéaire de ce qu’il voit, mais à s’attarder sur les aspérités qui constituent sa texture d’ensemble. La déchirure ouvre une béance dans le tissu qui laisse entrevoir le palimpseste d’un autre tissu (inerte ou corporel) qui à son tour peut décider de déborder le tissu lacéré. Dès lors, on se trouve dans un schéma réconciliant l’idée de la rupture cartésienne et de l’ondulation leibnizienne26. La lacération crée une rupture incomplète, une discontinuité dans le tissu mais se trouve prise dans un mouvement ondulatoire par le débordement ou la superposition d’un autre tissu.

  • 27  Deleuze, Ibid., p. 49.

27Le costume à la Renaissance soumis à une esthétique kaléidoscopique devient le lieu d’un paradoxe. La multiplicité interprétative de ce dernier en fait un piège pour celui qui le porte et celui qui le regarde. Si l’on développe l’esthétique de l’ondulation, du pliage, du déploiement et du clivage telle que l’entend Deleuze27, le signifié du costume de théâtre se trouve dans son écart, dans son hétérogénéité et dans ses plis. Dès lors, le dernier point de ce développement sur les pièges du costume est l’utilisation de la métaphore du pli au théâtre.

28Le pli est l’expression d’un costume-piège qui attire par la sensualité de son ondulation, mais qui matérialise aussi l’hétérogénéité de la matière. Le pli suppose le visible et le moins visible, la découverte et la dissimulation, l’intérieur et l’extérieur, le réel et l’artifice. Dès lors, le costume et sa dualité infinie peuvent s’exprimer textuellement par la référence au pli et sa propension à tromper l’œil de celui qui le regarde. Le costume enveloppe le corps actant, mais ce mouvement n’est pas uniforme. Nous avons vu que par la nature-même des modes somptuaires et de l’économie matérielle des compagnies théâtrales, les costumes étaient des enveloppes hétéroclites. Il en va de même lorsque le costume se métaphorise dans le texte théâtral. Les références au tissu ou au vêtement sont soumises à une expression particulière qui est celle de l’ambivalence du pli. Ainsi, le terme « fold » et ses diverses variations linguistiques signifient verbalement la problématique du costume-piège.

29La métaphore de la dissimulation et d’une révélation demeurant toutes deux douteuses ponctue la tragédie du doute mortifère qu’est Othello. Dès l’acte i, Desdémone emploie le terme « unfold » et place son amour pour Othello sous des auspices ambigus: « Most gracious duke, / To my unfolding lend your prosperous ear; / And let me find a charter in your voice, / To assist my simpleness » (i.iii.242-245). La simplicité revendiquée de Desdémone est problématique, car elle avance masquée tant et si bien qu’elle doit la dévoiler, « to my unfolding ». La révélation est mal aisée et se propage à travers la métaphore de ce pli qui contamine le verbe de tous les personnages de la pièce. Othello utilisera la même métaphore dans un moment d’ironie dramatique pour caractériser Iago : « This honest creature doubtless / Sees and knows more, much more, than he unfolds » (iii.iii.243-244). Le traître lui-même affirmera n’avoir aucune crainte d’être démasqué à la fin de la pièce. Le tissu qui enveloppe celui qui joue, celui qui affecte la sincérité ou le réel, est bel et bien identifié comme un danger. Si le pli est la réduction du costume à sa plus simple expression, il confirme et contribue à étendre par son existence verbale et métaphorique, l’instabilité du vêtement. L’ambivalence du pli place la problématique de la matière du costume au cœur du verbe et de la diégèse textuelle. Par l’intermédiaire de son expression métonymique, le costume semble se replier vers le corps qui l’habite de façon mortifère. La dynamique n’est plus, comme nous l’avions observé auparavant, exogène (du costume vers le spectateur) mais endogène (de la parole de l’acteur vers le personnage). La destruction ne passe plus par la multiplicité visuelle, mais par l’oblique linguistique qui se retourne contre le personnage, presque sans nécessiter l’intervention spectatorielle.

30Lorsque, dans Coriolan, William Shakespeare utilise l’expression « fold-in » par deux fois, ce n’est plus seulement le danger du doute, c’est cette fois celui de cette incorporation, de cette invagination piégeuse que la métaphore du pli vient exprimer. Le tissu s’est détaché de son acception première et de la matérialité du costume de scène pour se faire verbe menaçant. Quand Coriolan menace la plèbe, il lui crée un costume de flammes infernales : « The fires i’the lowest hell fold-in the people » (iii.iii.71). Il en va de même quand les sénateurs volsques menacent Aufidius au moment de sa trahison meurtrière : « The man is Noble, and his Fame folds in / This Orbe o’th’ earth » (v.vi. 124-125). La renommée de Coriolan est telle qu’elle incorpore le monde et que nul ne peut lui échapper. Renoncer à l’incorporation du pli revient à contrarier l’ordre naturel et ne peut provoquer de nouveau que le chaos. La métaphore du pli, métonymie d’un costume qu’endosse l’humain, est le signe d’un équilibre précaire et trompeur.

31C’est la fracture, le refus de l’univocité, qui attire le spectateur de la première modernité au théâtre. La fêlure qu’implique le costume, l’ondulation irrésolue du tissu, suscite le désir scopique du spectateur. Celui-ci se prend au piège de la séduction sensuelle de l’artifice théâtral et lui soumet son sens.

  • 28  Stephen Orgel, Impersonations : The Performance of Gender in Shakespeare’s England, New York, C.U. (...)
  • 29  Deleuze, op. cit., p. 166.

32Stephen Orgel conclut son travail sur le costume de théâtre en disant: « clothes make the woman, clothes make the man: the costume is of the essence28 ». Le costume subit une double influence de l’intérieur et de l’extérieur, il est la frontière instable entre organique et inorganique. Il fait le lien entre le théâtre des matières et le théâtre des esprits, permettant à la fois de piéger l’œil dans l’erreur et la découverte. Le costume-piège entoure le corps actant, informe le personnage, ravit l’œil spectatoriel mais surtout révèle une corporéité et une texture subtile et multiple. L’enveloppe du costume est un développement esthétique, littéraire et intellectuel qui transcende le texte et le jeu. La réversibilité des codes théâtraux, l’éphémère du jeu, trouvent leur ultime expression dans cette matière caractérisée par son refus de la linéarité. Nous atteignons avec le costume de théâtre le stade où la matière s’étend hors du cadre corporel, se dématérialise, pénètre l’imaginaire, et absorbe l’œil spectatoriel, où « cette fluidité ou viscosité entraînent tout sur une pente imperceptible, toute une conquête de l’informel29 ».

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Notes

1  Roland Barthes, Écrits sur le théâtre, éd. Jean-Loup Rivière, Paris, Éditions du Seuil, 2002, p. 138.

2  Thomas Dekker, The Seven Deadly Sinnes of London, éd. H. F. B. Brett-Smith, Oxford, Basil Blackwell, 1922, p. 32.

3  Thomas Dekker, The Gull’s Horn Book, éd. R.B. McKerrow, Londres, De la More Press, 1904, p. 25.

4  Toutes les citations de Christopher Marlowe sont tirées de Complete Plays and Poems, éd. E. D. Pendry, collection Everyman, Londres, J. M. Dent, 1997.

5  William Bird alias Born (qui devait plus tard fournir les addenda à Doctor Faustus) emprunta douze shillings le 9 novembre 1598 pour faire broder son chapeau pour jouer Guise, « the gwisse », puis vingt shillings le 27 novembre pour une paire de bas de soie « to play the gwysse in », Henslowe’s Diary, éd. R. A. Foakes, Cambridge, C.U.P., 2002, p. 117-118.

6  Voir par exemple : William Prynne, Histriomastix The Players Scourge, or, Actors Tragœdie, Divided into Two Parts, Londres, E. A. and W. I. pour Michael Sparke, 1633.

7  « Do not, ye Church-maskers, while Christ is cloathing upon our barenes with his righteous garment to make us acceptable in his fathers sight, doe not, as ye do, cover and hide his righteous verity with the polluted cloathing of your ceremonies to make it seem more decent in your own eyes. How beautifull, saith Isaiah, are the feet of him that bringeth good tidings, that publisheth salvation ! Are the feet so beautifull, and is the very bringing of these tidings so decent of it self ? what new decency then can be added to this by your spinstry ? ye think by these gaudy glisterings to stirre up the devotion of the rude multitude; ye think so, because ye forsake the heavenly teaching of S. Paul for the hellish Sophistry of Papism » tiré du chapitre « That the ceremonius doctrin of Prelaty opposeth the reason and end of the Gospel » dans The Reason of Church-Government urg’d against Prelaty, Liv. 2, Chap. 2, éd. John Mitford, Londres, Pickering, 1851, p. 154.

8  « Properties always already hold a set of inherent meanings, often socially constructed, but they also hold interactional meanings, meanings established by a playgoer’s current individual association with the object », Arthur Kinney, Shakespeare’s Webs : Networks of Meaning in Renaissance Drama, New York, Routledge, 2004, p. xiii.

9  Toutes les citations des œuvres de William Shakespeare sont issues de The Complete Works, éds. Gary Taylor et Stanley Wells, Oxford, O.U.P., 1998.

10  Thomas Heywood, The Rape of Lucrece, Londres, E. Allde pour Nathanael Butter, 1623, STC 1176.

11  « Now, what handsomnes can be in these dubblettes which stand on their bellies like, or muche bigger than, a mans codpeece (so as their bellies are thicker than all their bodyes besyde) let wyse men judge ; For for my parte, handsomnes in them I see none, and muche lesse profyte. And to be plaine, I never sawe any weare them, but I supposed him to be a man inclined to gourmandice, gluttonie, and such like », Phillip Stubbes, Phillip Stubbes’s Anatomy of the Abuses in England in Shakspeare’s Youth, (1583) éd. Frederick J. Furnivall, Londres, The New Shakspere Society by N. Trübner & Co, [1876]-1882, p. 57.

12  Ann Rosalind Jones et Peter Stallybrass, Renaissance Clothing and the Materials of Memory, Cambridge, C.U.P., 2003, p. 2.

13  Andrew Sofer, The Stage Life of Props, Ann Arbor, The University of Michigan Press, 2003, p. 23-28.

14  John Milton, Areopagitica and other Political Writings of John Milton, éd. John Alvis, Indianapolis, Columbia University Press, 1999, p. 46-47.

15  William Shakespeare, Venus and Adonis, v. 879.

16  Christian Biet, op. cit., p. 18.

17  François Laroque, « Avatars ou signatures de l’être : Shakespeare et le costume de scène », dans Le vêtement, éd. Frédéric Monneyron, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 92.

18  Le costume d’un comte pouvait provenir de l’assemblage de vêtements donnés ou vendus par la maison d’un homme d’église, d’un soldat, d’un baron ou d’un prince. Autant de personnes réelles soumises à des codes vestimentaires précis et surtout différents qui se trouvent agglomérées en une seule de nature fictive.

19  « These men, who had limited funds even for second-hand purchases, cobbled together outlandish ensembles by retrieving those items that had been excluded from the dominant cultural arena, and they infused them with their own sense of glamour. Their second-hand style, which juxtaposed disparate items of apparel, was defined by rupture rather than coherence, and by practicing modes of “confrontational dressing” they simultaneously assimilated and parodied those aesthetic categories that underwrote dominant sartorial codes », Amanda Bailey, « “Monstrous manner”: style and the early modern theatre », Criticism 43.3, 2001, p. 249-284.

20  Mode des crevés : pratique de rapiéçage qui devient une mode prisée et emblème de luxe.

21  F. Laroque, op. cit. , p. 99.

22  Herbert Norris, Tudor Costume and Fashion, New York, Dover Press, 1997, p. 524-25.

23  « le Gothique souligne les éléments de construction, cadres fermes, remplissage léger ; le Baroque souligne la matière : ou bien le cadre disparaît totalement, ou bien il demeure, mais malgré un dessin rude, n’est pas suffisant pour contenir la masse qui déborde et passe par-dessus », Heinrich Wölfflin, Renaissance et baroque, éd. G. Monfort, collection « Imago Mundi », Brionne, 1997, p. 73.

24  Gilles Deleuze, Le pli, Leibniz et le baroque, Paris, Édition de Minuit, 1988.

25  On peut parler de la conception du vêtement comme étant fondée sur une déchirure unitaire extensive : le tissu est en réalité une somme de déchirures qui s’étend par l’ajout de pièces ornementales supplémentaires.

26  Le modèle cartésien inspire le cadre spatial de la Renaissance dans lequel les trois dimensions correspondent à l’idée d’une étendue à la fois sommable et discontinue. En revanche, le modèle que Leibniz expose à partir de la métaphore du pli insiste sur la continuité ondulatoire dont le mouvement intérieur échappe aussi bien à la rupture qu’à l’indétermination. Voir Deleuze, op. cit., p. 133-163.

27  Deleuze, Ibid., p. 49.

28  Stephen Orgel, Impersonations : The Performance of Gender in Shakespeare’s England, New York, C.U.P., 1996, p. 104.

29  Deleuze, op. cit., p. 166.

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Pour citer cet article

Référence papier

Nathalie Rivière de Carles, « « Seest thou not what a deformed theefe this fashion is ? » le costume-piège dans le théâtre renaissant »Actes des congrès de la Société française Shakespeare, 26 | 2008, 122-139.

Référence électronique

Nathalie Rivière de Carles, « « Seest thou not what a deformed theefe this fashion is ? » le costume-piège dans le théâtre renaissant »Actes des congrès de la Société française Shakespeare [En ligne], 26 | 2008, mis en ligne le 20 décembre 2008, consulté le 18 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/shakespeare/1470 ; DOI : https://doi.org/10.4000/shakespeare.1470

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Auteur

Nathalie Rivière de Carles

Université de Toulouse 2 Le Mirail

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Droits d’auteur

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Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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