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Al-Zîr Sâlim et le Prince Hamlet : Entre l’Orient et l’Occident

Francis Guinle
p. 175-188

Résumés

En 2002, Ramzi Choukair, metteur en scène et dramaturge syrien, met en scène une pièce qui est le résultat de sa propre adaptation et d’un montage de textes. Inspirée à la fois par le héros oriental d’une des grandes sagas du Moyen-Âge, al-Zîr Sâlim, et d’autre part par le héros éponyme de Hamlet de Shakespeare, il crée une pièce qui confronte sur scène des points de vue divergents sur les notions de justice et de vengeance. Utilisant le mode de récit propre au genre auquel il appartient, chacun des héros devient le spectateur de l’histoire de l’autre et influence son attitude. La pièce de Ramzi Choukair, Al-Zîr Sâlim et le Prince Hamlet, exprime, à travers l’utilisation du théâtre, de la littérature et de l’imaginaire oriental et occidental, une prise de conscience d’une fausse opposition exacerbée, au moment même des premières représentations de la pièce à Damas, par les discours enflammés de G. W. Bush qui appelait alors l’occident à une véritable croisade.

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Texte intégral

Présentation de la pièce

1En 2002, Ramzi Choukair, jeune dramaturge et metteur en scène syrien, présentait une pièce de théâtre au palais al-Azem à Damas. Le titre de cette pièce, Al-Zîr Sâlim et le Prince Hamlet faisait référence, d’une part à un héros légendaire très connu dans le monde arabe, grâce à la transmission semi-orale de ses aventures par les conteurs, mais aussi grâce à une pièce de théâtre égyptienne des années soixante, du dramaturge Alfred Faraj, et d’autre part au héros éponyme de la pièce de Shakespeare. La pièce fut jouée, en arabe dans divers pays du Proche Orient, puis, en 2004, Ramzi Choukair ayant la possibilité de la représenter au théâtre Jean Vilar à Vitry sur Seine, il me demanda de la traduire. La pièce fut alors jouée à Damas, consécutivement, dans les deux langues, puis à Vitry-sur-Seine, de la même manière. La présentation dans les deux langues fut facilitée par le fait que la pièce ne dure qu’une heure environ, ce qui permettait de faire suivre le texte arabe de la version en français, ou vice versa, dans la même soirée, avec un entracte d’une demi-heure. La distribution favorisa aussi ce mode de présentation car, d’une part, le nombre de personnages est réduit (quatre en comptant le musicien qui reste en scène pendant tout le spectacle, mais n’intervient qu’une fois dans le dialogue avec une ou deux répliques), d’autre part, la chanteuse comédienne, parfaitement bilingue, pouvait figurer, comme le musicien, dans les deux versions. Une double distribution, syrienne et française, n’était donc nécessaire que pour les personnages d’al-Zîr et de Hamlet.

2S’il n’est pas utile, ici, de parler de Hamlet, peut-être est-il bon de dire un mot sur ce personnage d’al-Zîr Sâlim, du genre littéraire dans lequel il apparaît, et de son importance dans l’imaginaire oriental.

Le genre sîra

3Al-Zîr Sâlim appartient à un genre tout à fait particulier que l’on nomme sîra (pluriel siyar), genre de la littérature populaire semi-orale. Il existe une dizaine de siyar, dont seulement deux ou trois sont encore transmises par les conteurs, mais vraisemblablement plus pour longtemps, si l’on en juge, par exemple, par ce qui se passe à Damas qui fut un des hauts lieux de la transmission orale de certaines siyar, comme celle d’al-Malik al-Zâhir Baybars. Toutes les siyar sont plus ou moins fondées sur des faits historiques, transformés par la légende, recyclés par la littérature populaire qui en donne une nouvelle interprétation. Toutes également concernent un héros qui représente, à un moment donné, les valeurs d’un peuple. Le terme sîra lui-même n’est pas très facile à traduire : il signifie « le chemin de vie » et on le traduit parfois par « vie » dans le sens de « biographie » – c’est le cas, par exemple pour al-sîra al-nabawîya, c’est-à-dire « La Vie du Prophète ». Cependant, lorsqu’il s’agit de cette littérature populaire on ne saurait assimiler les siyar à des biographies. Aussi, on trouve diverses traductions du terme, par les orientalistes, comme « Romans de chevalerie » (surtout en France), ou « épopées », particulièrement dans les pays anglophones où l’on parle de « Arabian Epic »).

4Les événements sur lesquels se fonde la sîra d’al-Zîr Sâlim sont relatés dans des récits de guerres arabes antéislamiques. Il s’agit d’une guerre tribale qui dura quarante années et que l’on a coutume de nommer « la Guerre de la chamelle ». Voici rapidement la trame du récit de la sîra :

5Le roi Tubba‛ Hassân tue le père de Kulayb et d’al-Zîr Sâlim et s’empare de ses terres. Il épouse également Jalîla qui était promise à Kulayb. Le soir des noces, par ruse, Kulay, al-Zîr, et Jassâs (le frère de Jalîla) tue Tubba‛ Hassân, et Kulayb devient roi et épouse Jalîla. La sœur de Tubba‛ Hassân veut se venger et elle se sert de Jassâs qui, jaloux de Kulayb voudrait le trône pour lui-même. Elle lui offre une chamelle parfumée, prétendue magique, qui, une fois sur les terres de Kulayb saccage toutes les vignes. À la suite d’une altercation, Jassâs tue Kulayb. Al-Zîr Sâlim décide de venger Kulayb et entre en guerre contre Jassâs et sa tribu, refusant tout paiement en guise de dette de sang. Le cycle de la violence et de la vengeance n’en finit plus et la guerre durera quarante années.

6À partir de la sîra, le dramaturge égyptien Alfred Faraj tire une pièce de théâtre pour laquelle il adapte quelque peu l’histoire.

La pièce d’Alfred Faraj1

  • 1  Représentée pour la première fois au Caire en 1967.

7Cette pièce est construite comme un spectacle dans le spectacle. Elle commence là où se termine la sîra, c’est-à-dire après la mort de Jassâs et d’al-Zîr Sâlim. Tous les personnages restés en vie se retrouvent dans la salle du trône, autour d’Hajrâs, le fils de Kulayb et de Jalîla, et neveu d’al-Zîr Sâlim. Sa véritable identité lui ayant été cachée pendant des années, on lui raconte les événements, et le récit bascule alors vers une mise en scène de ces événements dont Jassâs devient le spectateur, les personnages autour de lui prenant leur rôle lorsque c’est nécessaire, et les personnages morts reprenant vie devant lui pour jouer leur propre histoire. De temps en temps, on revient au temps du début de la pièce, et le mode de récit oscille ainsi entre narration et dramatisation de cette même narration. Ainsi, la notion fondamentale de la transmission d’un récit, notion qui se trouve au centre de toute sîra, est préservée, et la théâtralité inhérente au genre, puisque dans la sîra le conteur prend en charge tous les personnages, est réalisée sur scène.

8La pièce aborde de façon claire le problème de l’absurdité de la guerre vengeresse. Car al-Zîr Sâlim croit, contre toute raison, que Kulayb reviendra à la vie s’il réussit à tuer tous les gens de la tribu de Jassâs. Poussé par Yamâma, la fille de Kulayb et de Jalîla, qui, à toute proposition de la part de la tribu des Bakr répond : « Je veux Kulayb vivant », il s’accroche désespérément à cette idée. Un des problèmes soulevés est celui de la parenté des deux tribus, celle de Kulayb et celle de Jassâs, en particulier la position de Jalîla qui appartient à l’une par la naissance et à l’autre par le mariage, ainsi qu’une sœur de Kulayb qui épouse un des frères de Jassâs. C’est aussi, d’une certaine manière, tout le système tribal et les alliances consanguines qui sont remis en question. La mise en abyme du récit de la sîra permet à Hajrâs et aux spectateurs de prendre de la distance par rapport au code de l’honneur absurde imposé par le testament de Kulayb qui confie sa vengeance à al-Zîr Sâlim, en lui interdisant d’accepter la dette de sang.

9A partir de tous ces éléments et de la pièce de Shakespeare, Hamlet, Ramzi Choukair construit une troisième œuvre qui explore non seulement le thème commun aux deux pièces, celui de la justice et de la vengeance, mais aussi leur mode de récit.

La pièce de Ramzi Choukair

10On pourrait, bien sûr, ne voir dans cette pièce qu’un montage de textes, voire un simple collage. En effet, le dramaturge extrait des morceaux des deux pièces, sans changer grand chose, et l’on retrouve chez lui des monologues entiers de la pièce de Shakespeare, ou de celle d’Alfred Faraj, ainsi que des dialogues, comme celui du combat amical entre al-Zîr Sâlim et Hamlet qui est une transposition du combat entre Kulayb et al-Zîr Sâlim. Pourtant, on assiste à l’émergence d’une véritable pièce de théâtre qui, d’une certaine manière, nous parle aussi de la confrontation actuelle de visions du monde qui, a priori peuvent paraître contraires, mais qui, au fond, ne sont pas vraiment dissemblables. Le rôle joué par la chanteuse qui prend en charge tous les rôles féminins (Jalîla, Su‛âd, Ophélie, Gertrude), permet de faire le lien entre les deux histoires et, très certainement, aide à l’émergence de cette troisième pièce.

11La dramaturgie de la pièce se fonde sur les différents modes de récit des trois sources. Ainsi on retrouve l’art du conteur de siyar transposé scéniquement à l’aide de poupées-marionnettes qu’al-Zîr Sâlim utilise pour conter son histoire à Hamlet qui devient spectateur, tout comme Hajrâs, le fils de Kulayb, dans la pièce d’Alfred Faraj ; en revanche, le mode de récit de Hamlet est « théâtral ». Cependant, inévitablement, les personnages sont contaminés par le mode de récit de l’autre, et l’on retrouve Hamlet, par exemple, qui utilise les poupées-marionnettes pour raconter, dans une pantomime, le meurtre de son père, devant al-Zîr Salim, spectateur. La fusion des deux récits ne se fait pas seulement par l’intermédiaire de la chanteuse-comédienne ; en effet, l’auteur met en parallèle les scènes de fantôme en procédant à un échange de rôle. Ainsi, la pièce s’ouvre sur une scène empruntée à la pièce d’Alfred Faraj, au moment où al-Zîr, se rendant sur la tombe de son frère Kulayb, lui demande ce qu’il attend de lui. L’ombre du musicien, projetée sur le cyclorama, représente le fantôme dont le texte est, en fait, pris en charge par Hamlet. De la même manière, lorsque le fantôme du vieux roi s’adresse à Hamlet pour lui raconter son meurtre, avec la même projection de l’ombre du musicien, c’est al-Zîr Sâlim qui, en avant-scène et sur la margelle du bassin, prend en charge le discours du fantôme.

12Dans la mesure où les scènes des deux sources théâtrales se répondent, les unes entraînant inévitablement les autres, une symétrie de construction s’installe, sans cependant rendre la trame statique. Le choix des scènes, et en particulier des monologues de Hamlet, permet une réflexion sur ce qui vient de se passer, et fait avancer le texte dans la thématique commune aux sources. Ainsi, lorsque Hamlet assiste comme spectateur au récit d’al-Zîr de la mort de Tubba‛ Hassân, Al-Zîr Sâlim s’adresse directement à Hamlet :

  • 2  Ramzi Choukair, Al-Zîr Sâlim et le Prince Hamlet, tr. Francis Guinle (édition bilingue), Francis G (...)

Regarde mon sabre, regarde le sang du roi des Arabes Hassân. C’est vrai, je ne suis pas devenu roi, mais c’est moi qui ai vengé mon père. (p. 19)2

13C’est alors que, dans une lumière qui l’isole du reste de la scène, Hamlet monte sur le praticable et attaque son monologue de l’Acte ii, scène ii, après le récit de la mort de Priam :

Quelle vile canaille je fais, quel vil esclave ! (il montre al-Zîr Sâlim en s’adressant au public) N’y a-t-il pas pour moi quelque honte que cet acteur, par un récit de fiction, une vision de douleur imaginaire, puisse ainsi forcer son âme à prendre l’habit de l’illusion, et lui composer un visage hagard et blême ? (p. 20)

14Afin de mieux comprendre le déroulement de l’action et de repérer les parallélismes entre les deux histoires, j’ai élaboré deux tableaux. Le premier donne le synopsis de la pièce, le second met les scènes en parallèle.

Tableau 1

Prédominance des deux personnages principaux dans le récit

L’ordre narratif

I.i

Introduction

Présentation des deux héros

I.ii tableau 1

Al-Zîr Sâlim

I.ii tableau 1

Al-Zîr Sâlim et le spectre de Kulayb (joué par Hamlet)

I.ii tableau 2

Al-Zîr Sâlim

Récit d’Al-Zîr Sâlim à l’aide des marionnettes, le meurtre de Tubba‛ Hassân.

Hamlet spectateur du récit d’Al-Zîr Sâlim.

I.iii

Hamlet

Monologue: “O what a rogue and peasant slave am I!” (II.ii.538)

Dans Hamlet ce monologue est situé après le récit de la mort de Priam par les comédiens.

I.iv

Al-Zîr Sâlim, Hamlet (Ophélie)

Combat amical entre Al-Zîr Sâlim et Hamlet.

Rencontre Hamlet - Ophélie (Hamlet, III.i - “Are you honest”)

I.v

Al-Zîr Sâlim (Jalîla) - Hamlet

Dialogue Al-Zîr Sâlim - Hamlet

Récit d’Al-Zîr Sâlim.

La trahison de Jalîla

I.vi

Al-Zîr Sâlim

Exil d’Al-Zîr Sâlim

La trahison de Su‛âd et Jassâs

Récit du meurtre de Kulayb.

II.i

Hamlet

Hamlet - Al-Zîr Sâlim

Hamlet et le spectre de son père (joué par Al-Zîr Sâlim).

Récit du spectre (Hamlet, I.v - “My hour is almost come”).

Monologue de Hamlet (Hamlet, I.v - “O all you host of heaven!”).

Dialogue Hamlet - Al-Zîr Sâlim

Monologue de Hamlet (Hamlet, IV.iv - “How all occasions do inform against me”).

II.ii

Al-Zîr Sâlim - Hamlet

Dialogue Al-Zîr Sâlim - Hamlet

Pantomime de la mort du roi Hamlet

(La chanteuse joue le rôle de la reine de comédie, Al-Zîr Sâlim joue le rôle de Hamlet regardant le spectacle, Hamlet joue le rôle de l’assassin du roi, représenté par une marionnette).

Entrevue Hamlet-Gertrude (la chanteuse joue le rôle de Gertrude).

II.iii

Al-Zîr Sâlim - Hamlet

Dialogue Al-Zîr Sâlim incitant Hamlet à la vengeance.

Monologue de Hamlet (Hamlet, III.iii - “Now might I do it pat, now he is praying”

(La chanteuse joue le rôle de Claudius en prière)

II.iv

Hamlet - Al-Zîr Sâlim

Monologue de Hamlet (Hamlet, III.i - “To be, or not to be”), entrecoupé du monologue d’Al-Zîr Sâlim.

Tableau 2

Acte I

Acte II

I.i

Introduction

Présentation des deux héros

I.ii tableau 1

Al-Zîr Sâlim

Al-Zîr Sâlim et le spectre de Kulayb (joué par Hamlet)

II.i

Hamlet

Hamlet - Al-Zîr Sâlim

Hamlet et le spectre de son père (joué par Al-Zîr Sâlim).

Récit du spectre (Hamlet, I.v - “My hour is almost come”).

Monologue de Hamlet (Hamlet, I.v - “O all you host of heaven!”).

Dialogue Hamlet - Al-Zîr Sâlim

Monologue d’Hamlet (Hamlet, IV.iv - “How all occasions do inform against me”).

I.ii tableau 2

Al-Zîr Sâlim

Récit d’Al-Zîr Sâlim à l’aide des marionnettes, le meurtre de Tubba‛ Hassân.

Hamlet spectateur du récit d’Al-Zîr Sâlim.

II.ii

Al-Zîr Sâlim - Hamlet

Dialogue Al-Zîr Sâlim - Hamlet

Pantomime de la mort du roi Hamlet

(La chanteuse joue le rôle de la reine de comédie, le musicien celui du roi de comédie, Al-Zîr Sâlim joue le rôle d’Hamlet regardant le spectacle, Hamlet joue le rôle de l’assassin du roi).

Entrevue Hamlet-Gertrude.

I.iii

Hamlet

Monologue: “O what a rogue and peasant slave am I!” (II.ii.538)

Dans Hamlet ce monologue est situé après le récit de la mort de Priam par les comédiens.

II.iii

Al-Zîr Sâlim - Hamlet

Dialogue Al-Zîr Sâlim incitant Hamlet à la vengeance.

Monologue d’Hamlet (Hamlet, III.iii - “Now might I do it pat, now he is praying”

(La chanteuse joue le rôle de Claudius en prière)

I.iv

Al-Zîr Sâlim, Hamlet (Ophélie)

Combat amical entre Al-Zîr Sâlim et Hamlet.

Rencontre Hamlet - Ophélie (Hamlet, III, 1 - “Are you honest”

I.v

Al-Zîr Sâlim (Jalîla) - Hamlet

Dialogue Al-Zîr Sâlim - Hamlet

Récit d’Al-Zîr Sâlim. Al-Zîr Sâlim - Jalîla

I.vi

Al-Zîr Sâlim

Exil d’Al-Zîr Sâlim - Récit du meurtre de Kulayb.

II.iv

Hamlet - Al-Zîr Sâlim

Monologue d’Hamlet (Hamlet, III.i - “To be, or not to be”), entrecoupé du monologue d’Al-Zîr Sâlim.

15L’auteur réorganise les scènes de Hamlet, mais aussi celles de la pièce d’Alfred Faraj. Cela ne facilite pas la compréhension du récit : en effet, si l’histoire d’al-Zîr Sâlim est suffisamment connue du public oriental, en revanche, ce public est moins familiarisé avec l’intrigue de Hamlet. L’inverse est vrai, pour un public occidental, mais celui-ci a un avantage, car le récit d’al-Zîr Sâlim qui explique au moins les fondements de l’histoire arrive très tôt dans la pièce, alors que celui du fantôme de Hamlet père réclamant la vengeance n’apparaît qu’au début de l’Acte ii. Le spectateur qui ne connaît pas la pièce de Shakespeare peut donc se demander de quoi Hamlet parle dans le premier monologue présenté dans la pièce, et qui se termine par « La pièce, c’est là que je piégerai la conscience du roi ! » De quel roi s’agit-il ? De quoi est-il coupable ? Quel rapport entretient-il avec Hamlet ? Tout ceci est clair pour celui qui connaît la pièce de Shakespeare, mais reste flou pour celui qui ne la connaît pas.

16Ce découpage présente cependant un avantage dramatique certain car il contribue à faire oublier les deux pièces sources et à faire émerger cette troisième pièce que constitue Al-Zîr Salim et le Prince Hamlet. Les deux héros se rencontrent dans un hors temps qui classe les événements comme passés, présents et à venir. Le rapport aux pièces sources nous invite ainsi à percevoir une des données fondamentales des siyar : celle d’une double perception du Temps. Cette notion est particulièrement bien exprimée dans la dernière sîra élaborée à partir du xive siècle : Sîra al-Malik al-Zâhir Baybars dans l’opposition du Monde du Secret (‘âlim al-ghayb) monde de l’accompli où tout est joué, et le bas-monde (al-dunyâ), monde de l’inaccompli, où les événements sont encore à venir. D’une certaine manière donc tout est joué, mais d’une autre, tout reste à jouer, et dans ce cas, il importe peu de conserver l’ordre des scènes d’origine. D’autre part, le premier monologue fait le rapprochement entre les comédiens de la pièce de Shakespeare et le récit de Zîr, mettant au premier plan l’aspect méta-dramatique de la pièce, avec une insistance sur le jeu. Hamlet commente le récit de Zîr comme il commente le récit de la mort de Priam relatée par le comédien, et le rapporte à lui-même. On comprend alors mieux lorsqu’il nous présente sa propre histoire (le meurtre de son père) comme un jeu (la pantomime).

17La deuxième scène tirée de Shakespeare, nous présente la rencontre entre Hamlet et Ophélie. Pendant cette rencontre, la chanteuse qui représentait Jalîla, joue le rôle d’Ophélie. Le dramaturge opère ici trois choix fondamentaux : d’une part, il attribue à la chanteuse-comédienne tous les rôles de femmes, faisant ainsi le lien, non seulement avec les deux pièces, mais aussi avec les différents rôles de femmes dans les deux pièces. D’autre part, il choisit une chanteuse lyrique de style occidental, mais son chant utilise aussi une libre improvisation modale, dans le style oriental. Enfin, il fait la différence entre l’attitude des femmes dans al-Zîr Sâlim, qu’il s’agisse de la sîra ou de la pièce d’Alfred Faraj, et l’attitude d’Ophélie et de Gertrude dans Hamlet.

Les femmes dans la sîra et dans les trois pièces

18Contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, à partir des préjugés courants sur le rôle des femmes dans les sociétés arabo-musulmanes, les femmes de la sîra Al-Zîr Sâlim, et par voie de conséquence dans la pièce d’Alfred Faraj, sont actives et participent largement au discours et au développement de l’action. Ramzi Choukair choisit de n’en faire apparaître que deux, Jalîla et Su‛âd, mais dans la pièce d’Alfred Faraj, par exemple, on pourrait également citer Yamâma, la fille de Kulayb et de Jalîla, qui refuse obstinément le prix du sang. De fait, c’est elle, et non pas Zîr qui, au départ, réclame une vengeance inconditionnelle :

  • 3  Alfred Faraj, al-Zîr Sâlim, Le Caire, Matâbi‛ al-hai’a al-masrîya al-‛âma li-l-kitâb, 1989, p. 211 (...)

MURA. (nerveux) Je paierai ce que vous voulez. Mille chamelles. Ce que vous voulez. Est-ce que cela te convient ?
SÂLIM. (brusque) Parle à Yamâma.
MURA. Mille chamelles. Deux mille. Ce que tu veux.
YAMÂMA. Je veux Kulayb vivant !
MURA. Je te donnerai la tête de deux de mes fils. Choisissez ceux de mes fils que vous voulez. En plus des deux mille chamelles, et la vie de Jassâs. Cela te convient-il ?
SALIM. C’est à Yamâma que tu dois t’adresser.
YAMÂMA. Je veux Kulayb vivant !
MURA. La folie s’est emparée de cette famille, après la discorde et le meurtre. La folie !
SÂLIM. Non, la raison. Demande à Yamâma.
JALÎLA. Ma fille …
YAMÂMA. Éloigne-toi de moi, toi la sœur de Jassâs !
JALÎLA. Yamâma !
YAMÂMA. C’est toi qui as ouvert en grand la porte à l’assassin le jour où tu as fait chasser mon oncle.
JALÎLA. Ma fille !
YAMÂMA. Fille des Bakr !
JALÎLA. Ma chérie !
YAMÂMA. Qu’elle s’en aille, avec sa famille, hors du château de mon père, pour l’éternité !
JALÎLA. Elle est devenue folle !
SÂLIM. Tu as entendu ce qu’a dit la fille du roi ?
JALÎLA. Ah ! Quelle infortune nous guette à présent ? (Elle se jette sur la poitrine de son père) Mon père !
MURA. Il faut que la voix de la raison se fasse entendre dans ce désert !
SÂLIM. La voix de la raison est là.
MURA. Je donnerai tout ce que nous possédons pour faire la paix. Nos vies, nos biens, nos armes. Parle ô maître de la vengeance !
SÂLIM. Kulayb vivant. Rien d’autre.
MURA. Sinon ?
SÂLIM. La guerre !
MURA. Et quand finira-t-elle ?
SÂLIM. Jamais !3

19Su‛âd, la sœur de Tubba‛ Hassân, se charge aussi elle-même de venger la mort de son frère. Quant à Jalîla, non seulement elle participe activement au meurtre de Tubba‛ Hassân, mais elle fait en sorte qu’al-Zîr Sâlim soit exilé.

  • 4  Voir mes deux articles sur Ophélie : « Hamlet et quelques conventions du théâtre élisabéthain », C (...)

20Le cas d’Ophélie semble assez clair4 puisqu’on la manipule et qu’on lui refuse toute initiative, et qu’elle ne peut, en fin de compte, s’exprimer que dans sa folie. Quant à Gertrude, son cas peut paraître plus discutable, mais elle reste quand même subordonnée aux hommes de son entourage, Claudius et Hamlet, comme prise entre les deux, sans pouvoir faire grand’ chose.

*

21Le choix du dramaturge est de refléter cette différence d’attitude envers les personnages féminins. Ainsi, la chanteuse devient comédienne, articulant un discours lorsqu’elle représente Jalîla ou Su‛âd, mais elle se réfugie dans un chant sans paroles lorsqu’elle est Ophélie, et dans un silence effrayé lorsqu’elle joue Gertrude.

22Dans la structure tribale que représente Al-Zîr Sâlim, soit la sîra populaire ou la pièce d’Alfred Faraj, la femme tient une place primordiale en ce sens qu’elle tisse les liens entre les différents clans d’une même tribu. Ce n’est pas une guerrière, mais elle reste dépositaire d’un devoir de transmission. Pour arriver à ses fins, ici la vengeance, elle doit user de la ruse et manipuler les hommes de son clan. La pièce de Ramzi Choukair ne met pas en scène Yamâma qui pousse son oncle à l’action par son refus obstiné du prix du sang proposé par Mura ; en revanche, elle accorde une place active à Jalîla dans le meurtre de son premier époux, Tubba‛ Hassân, même si ce n’est pas elle qui porte le coup fatal. Elle ruse encore pour écarter al-Zîr Sâlim de la cour de son frère, favorisant ainsi le plan de vengeance de Su‛âd, la sœur de Tubba‛ Hassân. Cette dernière se sert également de la ruse, en prétendant être une ‛arrâfa, c’est-à-dire une sorte de devin qui lit l’avenir dans les étoiles, et poussant ainsi Jassâs au meurtre de son cousin Kulayb.

23Il semble que la littérature populaire ait accordé aux femmes une place importante dans la structure sociale et communautaire, reflétant ainsi, peut-être, des réalités souvent masquées par des discours orientalistes. Ainsi, dans Les Mille et une nuits, et ceci en dehors même du rôle joué par Shéhérazade, on note que certains contes font la part belle aux femmes ; c’est le cas, par exemple d’un des contes les plus anciens, « Le conte du portefaix ». Une des siyar les plus importantes, qui met en scène les guerres contre Byzance, porte le nom d’une princesse, héroïne éponyme donc de Sîrat al-Amîra Dhât al-Himma. Enfin, pour ne donner que quelques exemples, Sîrat al-Malik al-Zâhir Baybars offre toute une galerie de femmes, épouses dociles mais souvent manipulatrices incitant leur époux à l’action, « lionnes » (labwa) ismaéliennes, « amazones » chrétiennes ou musulmanes, dont les qualités et la valeur sont souvent égales à celles des héros. Toutes, cependant, finissent par se conformer aux règles de l’Islam.

24En effet, il faut retenir au moins trois choses de ces textes : d’une part, ils participent de la diffusion des valeurs de l’Islam, et peut-être justement d’un statut nouveau accordé à la femme, qui, s’il paraît inéquitable aux yeux des occidentaux, n’en représente pas moins un « progrès » par rapport à des coutumes patriarcales beaucoup plus dures. D’autre part, ces textes se constituent sur le mode de l’accrétion à travers des générations de conteurs qui se sont succédé du Moyen-âge à nos jours. Ils portent ainsi la trace de modifications, d’ajustements, de chaque période successive, avec les anachronismes que cela implique. Enfin, quel que soit leur rapport à l’Histoire, ces textes de fiction répondent à des nécessités narratives qui, a elles seules, peuvent expliquer tel ou tel comportement.

25La pièce de Ramzi Choukair ne cherche pas à marquer des divergences entre des comportements et des sociétés qui seraient en conflit constant : loin des oppositions manichéennes, l’auteur cherche à percevoir à travers les personnages, des questionnements universels. Par son choix de réunir tous les personnages féminins en un seul, confiés à une seule actrice, un discours métadramatique se dessine qui nous renvoie à nos propres stéréotypes, que l’on soit spectateur occidental ou oriental.

26C’est également la chanteuse qui, dans la dernière scène, symbolisant toutes les femmes des deux récits, élève par son chant les marionnettes qui représentent alors tous les personnages, tandis qu’al-Zîr Sâlim et Hamlet prononcent chacun un monologue qui s’enchevêtre avec celui de l’autre. Et c’est bien dans cet enchevêtrement des discours qu’une certaine fusion se réalise. La scène de théâtre révélant toute sa théâtralité est alors désignée comme le seul lieu possible de confrontation et de rencontre des deux héros.

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Notes

1  Représentée pour la première fois au Caire en 1967.

2  Ramzi Choukair, Al-Zîr Sâlim et le Prince Hamlet, tr. Francis Guinle (édition bilingue), Francis Guinle, Villeurbanne, 2004, p. 19.

3  Alfred Faraj, al-Zîr Sâlim, Le Caire, Matâbi‛ al-hai’a al-masrîya al-‛âma li-l-kitâb, 1989, p. 211-213. Ma traduction.

4  Voir mes deux articles sur Ophélie : « Hamlet et quelques conventions du théâtre élisabéthain », Cahiers de la Villa Gillet, n° 2, mai 1995, Lyon, Circé, p. 71-86 ; « La Jeune Fille et la Mort ou le Tombeau d’Ophélie », in Lecture d’une œuvre : Hamlet, Paris, Éditions du Temps, 1996, p. 101-114.

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Pour citer cet article

Référence papier

Francis Guinle, « Al-Zîr Sâlim et le Prince Hamlet : Entre l’Orient et l’Occident »Actes des congrès de la Société française Shakespeare, 27 | 2009, 175-188.

Référence électronique

Francis Guinle, « Al-Zîr Sâlim et le Prince Hamlet : Entre l’Orient et l’Occident »Actes des congrès de la Société française Shakespeare [En ligne], 27 | 2009, mis en ligne le 13 décembre 2009, consulté le 18 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/shakespeare/1516 ; DOI : https://doi.org/10.4000/shakespeare.1516

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Auteur

Francis Guinle

CARMA, Université Lumière-Lyon 2

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

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