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L’invention de Venise : A Devise of a Maske for the right Honourable Viscount Montacute (1572) de George Gascoigne

Anne Geoffroy
p. 107-119

Résumés

Bien que Venise occupe une place importante dans les récits de voyageurs de la première moitié du xvie siècle, il faut attendre la période élisabéthaine avant que la ville ne fasse son entrée sur la scène littéraire anglaise. Lorsqu’en 1572, George Gascoigne est sollicité pour écrire un masque à l’occasion des festivités du double mariage entre les héritiers et les filles de deux familles catholiques influentes—les Dormer et les Montague—, il est probablement le premier à donner naissance à une Venise fictionnelle. Gascoigne donne à voir le mythe de Venise en s’appuyant sur l’histoire récente. Remportée l’année précédente, la victoire de la Sainte Ligue contre les Ottomans à Lépante fournit en effet la toile de fond du masque. Par ailleurs, le fait que Gascoigne prenne soin de justifier le sujet de son masque dans l’introduction en expliquant que le choix des vêtements a précédé celui de la thématique n’est pas sans soulever des interrogations. Cet article démontre que la stratégie de l’auteur est particulièrement significative et qu’elle indique de façon oblique dans quelle mesure l’entreprise était susceptible de comporter des risques. Au-delà de la nécessité pour Gascoigne de s’assurer la protection d’Anthony Browne, ses vers témoignent d’une conscience aiguë de la signification symbolique que Venise pouvait revêtir pour l’entourage des Montague et peut-être de façon plus large pour la communauté catholique dans l’Angleterre de l’après-Réforme.

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Mots-clés :

ville, Gascoigne George, Venise
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Texte intégral

1Plus que pour tout autre ville, le terme « invention » rend compte de l’essence même de Venise. À l’instar des urbanistes contemporains qui ont à cœur de définir la ville comme le résultat non d’une simple poussée démographique mais bien comme le fruit d’un désir de construire un environnement, il est important de rappeler que l’édification de Venise résulte de la volonté d’une poignée d’hommes et de femmes venue se réfugier dans la lagune afin de former des îlots de résistance face aux envahisseurs lombards. Des eaux saumâtres de l’origine, le processus d’urbanisation devient, au cours du Moyen Âge, lié à la dissémination des activités portuaires. Au xve siècle, le statut d’exception conféré à Venise trouve sa source dans la position centrale que la ville occupe au sein de l’économie méditerranéenne. C’est précisément cette facette vénitienne qu’un siècle plus tard Shakespeare choisit de mettre en scène dans The Merchant of Venice, focalisant ainsi la représentation, non seulement, dans le sillage de Marlowe, sur l’espace méditerranéen, mais également sur les échanges, symbolisés par le haut-lieu du pouvoir économique que constitue le Rialto. Centre marchand de Venise, le quartier du Rialto avait acquis, de fait, un surcroît de monumentalité en 1591 avec l’achèvement de la construction du pont de pierre.

  • 1  Élisabeth Crouzet-Pavan, Venise : une invention de la ville : xiiie-xve siècle, Seyssel, Champ Val (...)

2Pourtant, si l’on en croit les historiens, les critères objectifs d’appréciation ne peuvent à eux seuls rendre compte de la différence vénitienne. Le cas vénitien nécessite de se pencher sur la stratégie rhétorique et iconographique mise en œuvre par la ville elle-même pour elle-même. L’énergie qui découle de l’image, comme le montrent les travaux d’Élisabeth Crouzet-Pavan, est essentielle afin d’appréhender la singularité vénitienne. Au-delà donc de la construction urbaine princeps issue de l’eau et de la boue, l’invention de la ville réside tout autant dans « la forte originalité de la réflexion que la communauté s’applique à elle-même1 ». À commencer par le discours providentialiste que très tôt la ville revendique. Puis au tournant du seizième siècle, tandis que Venise acquiert le statut de cité-état, le panégyrique s’articule autour du politique. L’assiette singulière de Venise n’est plus seulement perçue comme l’œuvre de Dieu. Sa situation géographique garantit désormais sa liberté et sa stabilité politique. L’« urbs », le territoire physique de la ville, ne peut dès lors être dissocié de la « civitas », la communauté des citoyens qui veille à préserver l’« unanimitas ».

  • 2  Lewis Lewkenor, The Governement and Commonwealth of Venice, Londres, 1999.
  • 3  David McPherson, Shakespeare, Jonson and the Myth of Venice, Newark, University of Delaware Press, (...)
  • 4  Michele Marrapodi, éd., Italian Culture in the Drama of Shakespeare and His Contemporaries : Rewri (...)

3L’efficace de la stratégie vénitienne est telle qu’elle garantit la propagation du mythe d’une cité triomphante et parmi les voyageurs, rares sont ceux qui ne réitèrent pas le discours apologétique, tel qu’il avait été théorisé par Gasparo Contarini dans le De magistratibus et republica venetorum de 1543, traduit tardivement en anglais par Lewis Lewkenor à la fin du xvie siècle2. Si l’étude des récits de voyage montre qu’il existe des représentations anglaises de Venise dès le début de la période Tudor, la critique littéraire a involontairement laissé s’instaurer l’idée que l’entrée de Venise en littérature anglaise coïncidait avec la représentation en 1596 de The Merchant of Venice. La tentation a souvent été grande d’examiner la part des « réalités » vénitiennes et la part du mythe3. Le dernier ouvrage dirigé par Michele Marrapodi, Italian Culture in the Drama of Shakespeare and His Contemporaries4 semble bien confirmer que l’imago vénitienne dans l’imaginaire littéraire anglais est toujours essentiellement appréhendée par le biais de la critique shakespearienne. Certes, il convient de souligner, dans le cadre d’une perspective diachronique, combien l’ouverture de The Merchant of Venice propose une vision radicalement nouvelle de Venise en montrant pour la première fois la quintessence maritime de la ville. Tandis que l’Angleterre connaît un essor économique sans précédent, les flux incertains des eaux maritimes méditerranéennes ont manifestement pour corrélat les flux changeants de l’espace économique.

  • 5  George Gascoigne, A Hundreth Sundrie Flowres, éd. George W. Pigman. Oxford, Clarendon Press, 2000, (...)
  • 6  Voir son portrait par Hans Eworth (1569), National Portrait Gallery.
  • 7  Gascoigne a écrit ce masque entre le 23 mars 1572 (date de la dédicace de William Malim au comte d (...)

4Pourtant, lorsqu’au printemps 1572, le poète George Gascoigne compose A Devise of a Mask for the right honorable Viscount Montacute5, il est probablement le premier à donner naissance à une Venise fictionnelle. Sous la plume de Gascoigne, la représentation de la polis relève exclusivement du domaine de la poesis. C’est en effet une image mythique de Venise que l’auteur offre aux familles respectives d’Anthony Browne, premier vicomte Montague6 (depuis 1554) et de William Dormer à l’occasion de la célébration du double mariage de leurs enfants, qui eut probablement lieu entre le 15 septembre et le 6 octobre 1572 dans la résidence de la famille Montague à Cowdray Park dans le comté du Sussex7.

5Remportée l’année précédente, la victoire navale de la Sainte Ligue contre les Ottomans à Lépante, fournit la toile de fond du masque. Gascoigne réécrit le mythe de la cité de l’Adriatique en s’appuyant sur l’histoire récente. Il ne s’agit pas pour le poète de montrer la ville édifiée, mais plutôt de présenter la valeur, la vaillance de ses habitants en utilisant le contexte international. Venise n’est pas envisagée comme un simple nom évoquant l’activité commerciale, la cité est appréhendée ici sous un angle idéal.

  • 8  Roy Eriksen éd., Contexts of Pre-Novel Narrative. The European Tradition. Berlin, Mouton de Gruyte (...)
  • 9  À l’exception de Stephen Hamrick, « ‘Certain decayed men’ : Gascoigne’s Catholic Maske », The Geor (...)
  • 10  Il s’agit également probablement de l’un, sinon le premier, des récits mettant en scène la captivi (...)

6Bien que la critique récente ait proposé une lecture révisionniste de George Gascoigne8, dont la production originale renouvelle indéniablement la production littéraire anglaise au début du règne d’Élisabeth, ce masque n’a pas jusqu’ici suscité d’analyses spécifiques9. S’il est aujourd’hui communément admis que les diverses créations littéraires de Gascoigne doivent se lire comme autant d’expérimentations radicales, ce masque devrait à juste titre figurer au rang d’innovation littéraire. Il s’agit d’ailleurs de l’un des tout premiers masques dont nous disposons et, de surcroît, de l’unique masque mettant en scène des Vénitiens dans toute la production littéraire anglaise jusqu’en 164210. Gascoigne choisit de l’inclure dans le recueil qu’il publie en 1573, A Hundreth Sundrie Flowers, et qu’il fut contraint de réviser à la demande de la Haute Commission ecclésiastique, dès son retour des Flandres. L’originalité et la complexité de ce florilège anonyme résident en premier lieu dans le dispositif métatextuel élaboré par Gascoigne. D’emblée, création et censure sont mises en perspective dans l’adresse fictive de l’éditeur aux lecteurs, où la publication finale du recueil est présentée par l’éditeur comme le résultat d’une série d’étapes faisant successivement intervenir un auteur, l’ami de l’auteur et enfin l’éditeur. La table des matières indique que le masque fut placé par l’éditeur dans la cinquième partie du recueil, intitulée The Devises of Sundrie Gentlemen. Nous nous attacherons à mettre en lumière les circonstances qui ont présidé à la naissance d’une Venise fictionnelle.

Venise, née d’une étoffe

  • 11  George Gascoigne, Op. cit. 216.
  • 12  Voir Luca Molà, The Silk Industry of Renaissance Venice. Baltimore: The John Hopkins University Pr (...)
  • 13  George Kirkpatrick Hunter, éd., « English Drama 1485-1585 », The Oxford History of English Literat (...)
  • 14  Edmund. K. Chambers, The Elizabethan Stage. 4 vols. Oxford, Clarendon Press, 1923, i, p. 157. Nous (...)

7Parmi les poèmes qui revendiquent la paternité de Gascoigne, certains, comme le masque, sont précédés d’un préambule qui précise les circonstances de la composition11. Or, les raisons invoquées par G. T., intermédiaire fictif entre l’auteur et l’éditeur, ne sont curieusement pas d’ordre historique, mais relatives à des contingences matérielles. L’origine du masque et de la présence de personnages vénitiens n’est donc pas présentée comme un acte créateur, mais plutôt comme le résultat d’une commande soumise à des contraintes d’écriture. Les soieries12 et la coupe vénitienne ayant été choisies au préalable par les membres de la famille Montague, Gascoigne fut invité à concevoir un récit qui fournirait une justification poétique, afin d’écarter toute impression d’incongruité entre un décor anglais et des costumes exotiques. Il est facile d’imaginer que les tissus vénitiens avaient été adoptés pour les costumes de ce masque compte tenu de la réputation dont ils jouissaient. Le recours à la mode vénitienne dans un masque avait déjà été employé par le passé. George K. Hunter mentionne les festivités dispensées par Henri viii en l’honneur de la paix de 1527 avec la France13. La présence de personnages vénitiens est également attestée tout au début de la période élisabéthaine, dans les divertissements offerts à la cour durant l’hiver 1559-156014.

8La tâche revenait donc à Gascoigne d’inscrire le vêtement vénitien au cœur de sa trame narrative, en évitant toute invraisemblance. Il est difficile d’affirmer si cette glose introductive doit être envisagée comme un document historique ou comme un subterfuge supplémentaire de la part de Gascoigne afin de passer sous silence les motivations réelles qui le poussèrent à mettre en scène des Vénitiens. Il s’agissait en effet pour le poète de trouver une thématique qui lui permettrait de s’assurer la protection d’Anthony Browne. Il reste que le paratexte place le tissu en amont de la trame narrative et l’étoffe avant les rêves.

  • 15  E. K. Chambers, op. cit., I, p. 163.
  • 16  Voir Michael C. Questier, Catholicism and Community in Early Modern England : Politics, Aristocrat (...)

9Si E. K. Chambers considère ce discours introducteur comme représentatif des prologues qui n’étaient pas encore intégrés au texte dramatique et qui ne visaient qu’à expliciter l’origine des costumes retenus15, il peut néanmoins paraître singulier que Gascoigne prenne soin d’ancrer le choix de Venise dans un contexte culturel matérialiste préalable. Aussi est-il légitime de s’interroger sur cette inversion de la logique attendue. Les réticences de Gascoigne à exprimer simplement son désir de célébrer Venise et le fait qu’il s’ingénie à brouiller les pistes, semblent signaler — malgré la liesse populaire anglaise qui suivit l’annonce de la victoire de Lépante — qu’il s’avère difficile de mettre en scène Venise en 1572, deux ans après l’excommunication d’Élisabeth par Pie v et le refus des Vénitiens de reprendre des relations diplomatiques avec l’Angleterre. Cet excès de précaution doit être appréhendé à l’aune du contexte politique et religieux : Gascoigne crée un spectacle pour l’un des pairs catholiques les plus influents du royaume16.

  • 17  E. K. Chambers, op. cit.
  • 18  Voir Marie-Thérèse Jones-Davies, Inigo Jones, Ben Jonson et le masque. Paris, Didier, 1967.
  • 19  Enid Welsford, The Court Masque: A Study in the Relationship between Poetry and the Revels, New Yo (...)

10En 1572, le genre du masque avait acquis une très grande popularité17, et son côté spectaculaire s’était accentué sans pour autant atteindre le degré de sophistication du masque jacobéen et de son anti-masque18. Gascoignes Devise of a Mask ne s’inscrit cependant pas dans cette tradition du spectaculaire. Ni décor figuré, ni praticable, ni danse n’entrent dans sa composition. L’accent est mis sur l’aspect littéraire du masque, et l’intérêt de ce dernier réside exclusivement dans le long poème narratif, composé d’un monologue de trois cent quarante-cinq vers récité par un jeune acteur, suivi d’un discours de remerciements prononcé par un membre de la famille Montague (v. 301-312). La définition du masque, telle qu’elle est proposée dans le prologue, va d’ailleurs à l’encontre de l’idée commune, puisque seule la récitation du jeune acteur est assimilée à un masque, tandis que l’intervention d’un membre du public ne semble pas appartenir au masque19.

  • 20  Albert Feuillerat, Le Bureau des Menus-Plaisirs (Office of the Revels) et la mise en scène à la co (...)
  • 21  Gillian Austen, George Gascoigne, Woodbridge, D. S. Brewer, 2008, p. 65.

11Pour George W. Pigman, dernier éditeur en date de l’œuvre de Gascoigne, le côté atypique du masque est certainement lié au fait que Gascoigne se trouvait aux Pays-Bas (siège de Goes) lorsque le masque fut interprété à l’automne 1572 : cette interprétation biographique paraît très convaincante. Compte tenu de la relative sobriété de ce masque, l’importance accordée à la magnificence des costumes vénitiens semble particulièrement significative. La somptuosité des costumes constituait un des principaux attraits des représentations20, mais ici le costume se voit attribuer une valeur supplémentaire notamment grâce au jeu de lumière puisque l’acteur était entouré de quatre porteurs de flambeau21.

12Le masque est en effet centré sur un jeune Anglais de la branche des Montague, habillé à la mode vénitienne. Ayant perdu son père durant le siège de Famagouste en août 1571, l’enfant est fait prisonnier par les Turcs, puis délivré des chaînes du tyran par un Vénitien, lui aussi descendant de cette célèbre famille, à l’issue de la bataille de Lépante. En route pour Venise, une tempête les pousse jusqu’au rivage du Kent. De là, l’équipage se rend à Londres, puis dans la demeure d’Anthony Browne à l’occasion de la double cérémonie, et le jeune garçon présente alors le récit de son histoire devant l’assemblée réunie. Tout se passe comme si le déficit de spectaculaire était compensé, dès les premiers vers, par l’émerveillement que les habits vénitiens suscitent chez les spectateurs. Le début du masque théâtralise le regard du public et instaure un jeu de miroir entre le jeune garçon et son auditoire. Conformément aux vœux des Montague, Gascoigne joue sur le caractère inattendu des habits vénitiens portés par l’enfant :

What wonder you my Lords ? Why gaze you gentlemen ?
And wherefore marvaile you
mez Dames, I pray you tell me then ?
[…]
Percase my strange attire my glittering golden gite,
Doth either make you marvel thus, or move you with delite.
(v. 1-2 et 11-12)

  • 22  «a kind of dress or gown » (OED).
  • 23  Rona Goffen, Giovanni Bellini, New Haven, Yale University Press, 1989, p. 191-221.

13L’habit vénitien est assimilé à quelque chose d’insolite, comme les mirabilia des récits de voyage. Utilisé pour prolonger l’allitération, le substantif « gite22 », d’un usage peu fréquent, contribue sur le plan linguistique à la magie du spectacle, associée à l’altérité du costume. Le récit du jeune garçon se présente dans un premier temps comme la résolution d’un paradoxe pour les spectateurs : pourquoi l’enfant porte-t-il des habits vénitiens ? « And you shall know the cause, wherefore these robes are worne, / And why I go outlandishlike, yet being english borne » (v. 15-16). Au-delà de la fascination suscitée par la splendeur du costume vénitien, l’habit se voit conférer une fonction métonymique puisqu’il matérialise la libération de l’enfant à Lépante : « I was in sackcloath I, nowe am cladde in golde, / And weare such roabes as I myselfe take pleasure to beholde » (v. 276-279). Le costume vénitien devient le vecteur d’un idéal chevaleresque et reflète la bravoure de ceux qui ont remporté une victoire contre les infidèles. La somptuosité de leurs vêtements est dès lors assimilée à leur grandeur morale. La représentation que George Gascoigne fait des Vénitiens n’est pas sans évoquer les portraits que Giovanni Bellini avait réalisés un siècle plus tôt et dans lesquels une tendance à l’hiératisation permettait l’expression d’un idéal aristocratique classique23. Gascoigne nous présente des parures aux allures intemporelles, qui semblent maintenir les personnages vénitiens dans une sorte de « hors-temps », une aura digne d’un âge d’or, immuable. Si les récits des pèlerins relataient les merveilles vues à Venise, le masque rompt ou, plus exactement, inverse cette tradition en transportant à rebours la magnificence des habits vénitiens devant un auditoire anglais. Gascoigne donne naissance à une Venise mythique et triomphante à la fois dans l’histoire littéraire anglaise et d’un point de vue géographique, dans la résidence d’Anthony Browne à Cowdray Park.

De l’habit au blason : héraldique et intertextualité

  • 24  Peter Burke, Venise et Amsterdam : étude des élites urbaines au xviie siècle, trad. Saint-Pierre-d (...)

14De façon significative, la mise en exergue de l’origine vestimentaire du masque est prolongée par le jeu sur l’homophonie entre « coat » et « cote » (blason). L’ingéniosité de Gascoigne réside ainsi dans la création d’un lien de parenté entre l’Angleterre et Venise. La trame narrative exploite une rencontre fictive entre la branche vénitienne des Montague et la branche anglaise. De même que la mode vénitienne a précédé l’écriture du masque, l’invention d’un blason, commun aux deux branches des Montague, constitue la condition préalable à la texture du récit. La question des origines est évoquée très tôt lorsque l’enfant dévoile son appartenance à la famille des Montague (« house of worthy fame »), puis réapparaît, après le récit de la victoire de Lépante, durant ce qui s’apparente à une scène classique de reconnaissance (anagnorisis) entre le gentilhomme vénitien et l’enfant anglais (v. 269). Ces retrouvailles fictives redoublent la réunion réelle du double mariage (« this twyse happie day »). Le masque se présente dans cette scène comme la répétition du nom des Montague, véritable mise en scène de la renommée de la famille mise en exergue par l’emploi du verbe « rehersed ». D’une embrassade littérale (« in armes me to embrace » v. 256), la réunion des deux Montague est ensuite symbolisée par la similitude des armoiries du blason (« the self same armes » v. 260). En cristallisant le lien de parenté autour de l’emblème figurant sur le chapeau du Vénitien24 (« token »), signe tangible de l’appartenance à la même famille, Gascoigne parvient à entrecroiser mode et héraldique. La visualisation de ce lien généalogique fournit de surcroît l’occasion à Gascoigne d’évoquer la célèbre querelle entre les Montaigu et les Capulet et en conséquence, de revendiquer la filiation littéraire initié par le Vénitien, Luigi da Porto (l’Historia novellamente ritrovata di due nobili amanti 1530). En multipliant les strates fictionnelles par le recours à l’intertextualité, Gascoigne légitime ainsi l’invention d’une relation de parenté entre Anglais et Vénitiens.

  • 25  Roger Ascham, The Scholemaster [1570], English Works : Toxophilus ; Reports of the Affairs and S (...)

15Quant au protagoniste de ce masque, le choix en est significatif. En effet, il n’est pas anodin, dans un récit où généalogie et héraldique sont mises en relief, que Gascoigne ait choisi de donner le rôle principal à un enfant. C’est lui le héraut, le véritable truchement, à l’origine du rapprochement des deux branches Montague et, de façon plus symbolique, de celui de Venise et de l’Angleterre. L’enfant est au cœur de la transmission non seulement sur le plan diégétique, mais aussi sur le plan linguistique puisqu’à plusieurs reprises, les vers sont scindés en deux hémistiches, le premier en italien, suivi d’une traduction littérale après la césure, révélant ainsi la double identité de l’enfant. Bien plus, à travers les thèmes de l’adoption et de la filiation, le masque symbolise la naissance d’un intérêt littéraire pour les Vénitiens dans une fiction anglaise. À la différence de l’« Inglese italianato25 », l’enfant anglais se transforme en « Inglese (che si è) invenezianato » qui a incorporé les vertus et non les vices de la branche vénitienne. L’image de l’ange artificiel que Contarini avait convoquée dans les années trente pour représenter Venise se trouve, dans le masque, incarnée par l’enfant anglais.

16La rhétorique de l’hyperbole mise en œuvre par Gascoigne peut se définir comme l’exacte antithèse de l’image de Venise que Robert Ascham avait véhiculée dans The Scholemaster publié deux ans seulement avant la composition du masque. Gascoigne, lui, insiste sur le changement de vie radical de l’enfant une fois qu’il est entre les mains des Vénitiens : « From depest hell to highest heaven » (v. 242).

17D’une gondole à l’autre, d’un rivage à l’autre : le vice est soumis à un schéma itératif avec Ascham, tandis qu’on assiste au passage d’un état de captivité à un état de liberté, à une traversée bénie des dieux avec Gascoigne. Le récit de l’enfant facilite la mise en place d’un discours de l’éloge. À travers son regard, les Vénitiens sont présentés comme la fine fleur de la courtoisie : « the floure of curtesy » (v. 307) ; « these lovely lordes, whiche are Magnificoes » (v. 315). À cet égard, la vignette consacrée au supplice de Marc-Antoine Bragadin, général vénitien écorché vif après la prise de Famagouste fournit l’occasion à Gascoigne de suggérer la cruauté des Ottomans à travers l’image du corps dépouillé, privé non seulement d’habits mais de peau (« I sawe the noble Bragadine, when he was fleyd quick » v. 156).

18La vraisemblance géographique est écartée dans le masque au profit d’une proximité généalogique. Une tempête détourne l’enfant et les Vénitiens de leur destination initiale (Venise) et les pousse vers les rivages du Kent, nous ramenant paradoxalement vers une île bien connue. La tempête clôt le champ de l’expérience, reconduisant l’enfant parmi les siens. Le désir d’atteindre le rivage vénitien (« their desired shore » v. 289) ne sera pas satisfait. Cité à deux reprises dans le masque, le nom de Venise est associé à l’image de l’éloignement (« from Venice droven » v. 325, « from Venice reft » v. 339). Les falaises crayeuses d’Albion viennent donc se substituer aux lointaines contrées vénitiennes. L’enfant propose d’ailleurs immédiatement aux Vénitiens de visiter les villes anglaises, à commencer par Londres (« and see our cities too » v. 300).

19Un travail de translatio est à l’œuvre, comme en témoigne l’image des Vénitiens, remontant de façon symbolique la Tamise jusqu’à Londres, à bord non plus de leurs galères mais de gondoles. Au-delà de la note exotique, l’engloutissement métaphorique dans l’estuaire semble indiquer un rite de passage nécessaire afin de bénéficier de l’hospitalité sur le sol anglais.

And from their battred Barks commaunded to be cast
Some Gondalaes, wherin upon our pleasant streames they past
Into the mouthe of Thames, thus did I them transport,
And to
London at the laste… (v. 309-312)

And straight they me entreat, whom they might wel commande
That I should come to you my Lord first them to recommaunde,
And this boon to crave, that under your protection
They might be bolde to enter here, devoyde of all suspection
(v. 329-332)

  • 26  Richard Wilson, Secret Shakespeare : Studies in Theatre, Religion and Resistance, Manchester Unive (...)
  • 27  Leone Battista Alberti, L’Art d’édifier, éd. et trad. Pierre Caye et Françoise Choay, Paris, Seuil (...)

20De façon plus cruciale, Gascoigne imagine une situation dans laquelle les Vénitiens sont amenés à demander la protection d’Anthony Browne afin de ne pas être tenus en suspicion. Tandis que l’enjeu vital pour Gascoigne, acculé à la faillite à la fois financière et artistique, est manifestement de s’assurer la protection d’Anthony Browne, le poète est d’autant plus adroit qu’il parvient à formuler non seulement les regrets, mais également les désirs du clan Montague en particulier et d’une manière plus large, d’une certaine frange de la communauté catholique anglaise, qui essaie de concilier une loyauté sans faille à la reine et la pratique du catholicisme. Venise est perçue dans toute sa sérénité, non pas au prisme de sa constitution mixte qui permet à la cité-état de préserver son indépendance et son équilibre, mais au prisme de la sacralité de sa communauté. Venise fournissait en outre un exemple patent d’une cité catholique qui veillait à conserver ses distances avec Rome. Aussi peut-on dire que Venise incarnait une via media —ni Genève, ni Rome— qui, de fait, devenait un idéal pour la frange de la communauté catholique anglaise que les historiens qualifient de « modérée ». De façon ironique, en figurant l’Angleterre et plus précisément Cowdray Park comme le lieu de l’hospitalité, Gascoigne anticipe sur l’histoire sans le savoir puisqu’à partir des années 1580 la demeure d’Anthony Browne fera office de sanctuaire pour les prêtres venus du continent. Ainsi, tandis que Cowdray Park se métamorphose en « little Venice » le temps du masque, la demeure d’Anthony Browne se transformera en « little Rome26 » une décennie plus tard, confirmant de façon littérale la célèbre équation posée par Alberti entre la ville et la maison27.

21Si le rivage vénitien figure comme un désir inassouvi dans le masque, Gascoigne réalise néanmoins les fantasmes de la micro-société réunie à Cowdray Park. L’originalité et la force de Gascoigne résident avant tout dans la création d’une présence anglaise à Lépante. La fiction ne se résume pas à une simple redite du mythe, le poète réécrit l’histoire en inscrivant le destin d’un enfant au cœur de l’événement puisqu’il se voit attribuer le rôle de témoin oculaire, imaginant ainsi un regard anglais sur la bataille. Le masque semble combler les frustrations du clan Montague qui aurait sans doute souhaité participer à la bataille. La fiction offre ainsi un complément salutaire à l’histoire qui n’a pas eu lieu. Elle est d’autant plus efficace que les personnages vénitiens sont représentés par les membres de la famille Montague. L’horizon inaccessible de Lépante est, sous la plume de Gascoigne, rendu proche. Ainsi, en s’emparant de l’imaginaire catholique, George Gascoigne parvient de façon habile à s’assurer l’aide d’Anthony Browne.

22En dernière analyse, le masque doit être appréhendé au prisme du seuil, du rivage, de l’oscillation entre deux espaces géographiques, deux espaces de pouvoirs, qu’il s’agisse de la liminalité de Venise (entre Orient et Occident), de la marginalité de l’auteur (poète et soldat) ou de la double allégeance des destinataires (à la couronne et à la religion catholique).

23Il convient toutefois de souligner la nature éphémère de la rhétorique élogieuse déployée à l’endroit de Venise par Gascoigne. Le désir d’incorporation qui se manifeste avec force dans le masque cèdera à la logique de l’aliénation dans la prose fictionnelle anglaise de la décennie suivante. Au moment même où la représentation élogieuse de Venise naît dans l’espace fictionnel des lettres anglaises, celle-ci est instantanément délaissée au profit de l’image délétère des mœurs vénitiennes licencieuses.

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Notes

1  Élisabeth Crouzet-Pavan, Venise : une invention de la ville : xiiie-xve siècle, Seyssel, Champ Vallon, 1997, p. 280.

2  Lewis Lewkenor, The Governement and Commonwealth of Venice, Londres, 1999.

3  David McPherson, Shakespeare, Jonson and the Myth of Venice, Newark, University of Delaware Press, 1990.

4  Michele Marrapodi, éd., Italian Culture in the Drama of Shakespeare and His Contemporaries : Rewriting, Remaking, Refashioning, Aldershot, Ashgate, 2008.

5  George Gascoigne, A Hundreth Sundrie Flowres, éd. George W. Pigman. Oxford, Clarendon Press, 2000, pp. 301-312. Édition de référence pour cet article.

6  Voir son portrait par Hans Eworth (1569), National Portrait Gallery.

7  Gascoigne a écrit ce masque entre le 23 mars 1572 (date de la dédicace de William Malim au comte de Leicester en tête de sa traduction du récit de Nestore Martinengo, The True Report of all the Successe of Famagosta) et son départ pour les Flandres en juillet 1572. Voir Pigman, 657.

8  Roy Eriksen éd., Contexts of Pre-Novel Narrative. The European Tradition. Berlin, Mouton de Gruyter, 1994, pp. 185-228.

9  À l’exception de Stephen Hamrick, « ‘Certain decayed men’ : Gascoigne’s Catholic Maske », The George Gascoigne Seminar, Lincoln College, University of Oxford, 2007 (commémoration du 430e anniversaire de la mort de George Gascoigne).

10  Il s’agit également probablement de l’un, sinon le premier, des récits mettant en scène la captivité d’un Anglais par des musulmans. Voir Nabil Matar, « English Accounts of Captivity in North Africa and the Middle East : 1577-1625 », Renaissance Quaterly, n°54, 2, 2001, p. 553-72.

11  George Gascoigne, Op. cit. 216.

12  Voir Luca Molà, The Silk Industry of Renaissance Venice. Baltimore: The John Hopkins University Press, 2000.

13  George Kirkpatrick Hunter, éd., « English Drama 1485-1585 », The Oxford History of English Literature. Oxford, Clarendon Press, 1969. IV, part 1. 82. Hunter souligne le manque d’unité du masque à cette époque en Angleterre par opposition au masque italien, qui mêle musique, poésie, danse et beaux-arts de façon déjà très harmonieuse. Voir également Alfred S. Schoenbaum Harbage et Sylvia Wagonheim, éds., Annals of English Drama 975-1700, 3e éd., Londres, Methuen, 1989. En 1554, A Mask of Venitian Senators fut donné à la cour pour Noël. Les indications sur ce masque anonyme et égaré font défaut.

14  Edmund. K. Chambers, The Elizabethan Stage. 4 vols. Oxford, Clarendon Press, 1923, i, p. 157. Nous devons toutefois nous contenter des descriptions de ces masques dans la mesure où nous ne disposons pas des textes de ces spectacles.

15  E. K. Chambers, op. cit., I, p. 163.

16  Voir Michael C. Questier, Catholicism and Community in Early Modern England : Politics, Aristocratic Patronage and Religion, c.1550-1640, Cambridge, C.U.P., 2006.

17  E. K. Chambers, op. cit.

18  Voir Marie-Thérèse Jones-Davies, Inigo Jones, Ben Jonson et le masque. Paris, Didier, 1967.

19  Enid Welsford, The Court Masque: A Study in the Relationship between Poetry and the Revels, New York, Russell & Russell, 1962, p. 249. Si le masque revêt un caractère très littéraire en Angleterre, par opposition à la France et à l’Italie où il a donné naissance au ballet et à l’opéra, Gascoigne a néanmoins accentué cette tendance de façon assez inhabituelle.

20  Albert Feuillerat, Le Bureau des Menus-Plaisirs (Office of the Revels) et la mise en scène à la cour d’Elizabeth, Louvain, 1910; p. 57.

21  Gillian Austen, George Gascoigne, Woodbridge, D. S. Brewer, 2008, p. 65.

22  «a kind of dress or gown » (OED).

23  Rona Goffen, Giovanni Bellini, New Haven, Yale University Press, 1989, p. 191-221.

24  Peter Burke, Venise et Amsterdam : étude des élites urbaines au xviie siècle, trad. Saint-Pierre-de-Salerne, G. Monfort, 1992, p. 57 : « Le mode de vie vénitien était celui d’une élite noble, qui avait ses armoiries et se passionnait pour la généalogie. Il Barbaro, compilation des arbres généalogiques de la noblesse vénitienne, fut commencé vers la fin du xvie siècle. »

25  Roger Ascham, The Scholemaster [1570], English Works : Toxophilus ; Reports of the Affairs and State of Germany ; The Scholemaster, éd. W. A. Wright, Cambridge, C.U.P., 1904, p. 229. L’expression « Englese Italianato, e vn diabolo incarnato » (citée par Ascham) apparaît en 1570. Le séjour de R. Ascham à Venise date de 1552.

26  Richard Wilson, Secret Shakespeare : Studies in Theatre, Religion and Resistance, Manchester University Press, 2004, p. 256.

27  Leone Battista Alberti, L’Art d’édifier, éd. et trad. Pierre Caye et Françoise Choay, Paris, Seuil, 2004. Voir livres IV et V.

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Pour citer cet article

Référence papier

Anne Geoffroy, « L’invention de Venise : A Devise of a Maske for the right Honourable Viscount Montacute (1572) de George Gascoigne »Actes des congrès de la Société française Shakespeare, 28 | 2011, 107-119.

Référence électronique

Anne Geoffroy, « L’invention de Venise : A Devise of a Maske for the right Honourable Viscount Montacute (1572) de George Gascoigne »Actes des congrès de la Société française Shakespeare [En ligne], 28 | 2011, mis en ligne le 15 février 2011, consulté le 29 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/shakespeare/1617 ; DOI : https://doi.org/10.4000/shakespeare.1617

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Auteur

Anne Geoffroy

Université de Saint-Quentin-en-Yvelines

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Droits d’auteur

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Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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